Autoréférences
Quel est l’intrus dans l’énumération suivante : français, court, polysyllabique, écrit, visible, imprimé, masculin, mot, singulier, américain, intrus ?
(Perec, La Vie mode d’emploi.)
L’autoréférence devrait être promue au rang de figure de style, au même titre que la prétérition qui est presque son antonyme : l’autoréférence annonce la couleur, elle se décrit elle-même. La prétérition annonce au contraire ce qu’elle ne va pas faire et ce faisant elle le fait.
Il va donc sans dire que l'autoréférence, comme son nom l'indique, est un dispositif qui boucle sur lui-même. De nombreux paradoxes et structures en abyme lui sont donc redevables
Exemple classique :
« Cette phrase comporte cinq mots »
C'est un énoncé qui parle de lui-même et qu’il n’est point besoin de qualifier d’autoréférent (bonjour la prétérition !).
Mais attention, l'énoncé « Cette phrase ne comporte pas cinq mots » est aussi autoréférent, ce qui va commencer à jeter le trouble chez nos lecteurs.
Autre exemple de la vie courante, qu'on trouve dans de nombreuses salles de spectacle ou de conférence : le Larsen ! Une boucle sonore s'établit entre le micro, l'ampli et l'enceinte. Boucle sonore bien vite suivie d'une autre, puis d’une autre qui en engendre une autre. Autoréférence, phénomène heuristique, structure en abyme comme les affichettes Dubonnet, Ripolin, Vache qui rit ou Banania.
Nous baignons dans l'autoréférence. Il suffit d'ouvrir un traitement de texte et de dérouler le menu ad hoc pour constater que le mot « souligné » est souligné, que le mot « italique » est en italique, que le mot « gras » est en gras, et le mot « CAPITALE » en majuscules. Sans évoquer un autre menu, celui des polices typographiques, où « Arial » est en Arial et « Courier New » en Courier New…
En fait, nous aimons bien l'autoréférence. Quand nous nous rendons compte de sa présence, dans un discours ou dans un petit fait quotidien, notre esprit flotte un instant et nous sourions. Elle nous fait réfléchir - et le mot « réfléchir » lui-même nous renvoie à un autre dispositif, tout aussi troublant, celui du miroir, autoréférent lui aussi d'une certaine manière.
Que se passe-t-il, en effet, quand on met face à face deux miroirs plans, dans une forêt sibérienne perdue, à mille miles de toute présence humaine, juste à côté de cet arbre mythique, connu de tous les sophistes, qui s'effondre sans que l’on sache s’il fait du bruit ou non.
C'est avec Epiménide que commence véritablement le vertige de l'autoréférence. Quand ce dernier affirme que « tous les Crétois sont menteurs » et que l’on s'avise que c’est justement un Crétois qui parle ! Si on vous demande un jour, à brûle-pourpoint :
« L’autoréférence est à la limite des mathématiques, des lettres et de la philosophie », écrivez tout cela en huit lettres » ou encore « Pouvez vous dire « mieux » ou « plus » ?
Donc l'autoréférence nous amuse quand elle nous prend au dépourvu. Ou plutôt quand elle nous oblige à réfléchir d’une façon non habituelle, : c’est le début de ce que l’on appelle la pensée latérale
« Il y a trois types de mathématiciens : ceux qui savent compter et ceux qui ne savent pas » nous amène normalement à réfléchir et à compter !
De même l'énoncé : « Dans cette phrase il y a huit mots » fonctionne parce que nous avons un cadre de référence - la langue française, ses règles de grammaire, son sujet, son verbe, son complément et les façons par lesquelles ces éléments interagissent, mais aussi les règles de l'arithmétique et de l'énumération.
On notera que l’autoréférence fonctionne d’autant mieux qu’elle est peut-être appréciée sans distinction de langue (certains tableaux de Magritte ou d’Escher, certains dessins animés de Tex Avery), ou qu’elle est suffisamment complexe pour obliger à une gymnastique de l’esprit pour comprendre la difficulté du mécanisme
Quelques autodescriptions demandent plus de réflexion :
1 chiffre (cet énoncé ne comporte qu’un chiffre, le « 1 »)
Deux mots (cet énoncé fait bien deux mots)
Trois syllabes (cet énoncé, etc.)
Cinq voyelles
Huit consonnes
Dix lettres
Quatorze voyelles, dix-huit consonnes
« Cette phrase a cinq mots » ou « cette phrase n’a pas cinq mots mais neuf » est certainement une expression autoréférente mais peu excitante. En revanche une certaine fébrilité doit commencer à réveiller tout lecteur, éclairé ou non en découvrant :
« Cinq c, cinq i cinq n, cinq q »
et une admiration sans borne doit s’emparer de l’amateur lisant ce stupéfiant énoncé d’un astrophysicien français, Gilles Esposito-Farèse :
« Cette phrase autodescriptive contient exactement dix a, un b, huit c, dix d, trente-trois e, un f, cinq g, six h, vingt-sept i, un j, un k, deux l, deux m, vingt-cinq n, dix o, huit p, six q, treize r, quinze s, trente-deux t, vingt-deux u, six v, un w, quatorze x, un y, quatre z, six traits d'union, une apostrophe, trente virgules, soixante-huit espaces, et un point. »
Chaque élément nouveau de la description agit sur l’ensemble et exige un réajustement. La prouesse est évidente tout comme celle de Pascal Kaeser, mathématicien genevois :
Les diviseurs du nombre de lettres de cette phrase sont : un, deux, trois, six, dix-sept, trente-quatre, cinquante et un et cent deux.
Le nombre de lettres de cette phrase est strictement compris entre quatre-vingt-sept et quatre-vingt-neuf
Il faut donc, pour qu'il y ait autoréférence, une référence – ce qui paraît logique – avec des lois implicites, plus une application en boucle de ces lois sur l'objet même de l’énoncé.
Mais quels sont donc les univers les plus favorables à l'autoréférence ?
Ce sont d'abord ceux qui mettent en œuvre la représentation, bien sûr : peinture, photographie, arts plastiques en général, littérature – et psychanalyse, pour ce qui est de la représentation de soi.
Pour fixer les idées, la gravure d'Escher « Mains dessinant » où l'on voit deux mains se dessinant l'une l'autre. On est dans la représentation se représentant.
Ce sont ensuite les univers qui touchent à la communication - et, premier d'entre eux, celui de la langue - française, en ce qui concerne ce texte.
Deux exemples de livres aux titres autoréférents :
« Quel est le titre de ce livre ? » du logicien américain Smullyan.
« Pourquoi je n'ai écrit aucun de mes livres ?» de Marcel Bénabou
La notion de paradoxe nous permet d’évoquer une des limites à l'autoréférence. Le paradoxe, en effet, ne boucle pas complètement sur lui-même. Il ne revient que sur une partie des prémices.
Voici deux exemples d'aphorismes paradoxaux qui manquent de peu le statut autoréférent, bien qu'ils tentent, d'une certaine manière, de boucler la boucle :
« Je résiste à tout, sauf à la tentation » Oscar Wilde.
« L'éternité c'est long, surtout vers la fin » Robert Beauvais.
On mesurera ce qui sépare ces citations d'une autoréférence plus affirmée en méditant ce qu'on appelle désormais la « Loi d'Hofstadter » :
« Les choses prennent toujours plus de temps que prévu, même en tenant compte de la loi d'Hofstadter.»
Douglas Hofstadter est l’auteur qui a fait accéder sérieusement aux délires logiques de l'autoréférence en publiant en 1981 ce livre merveilleux qu'est « Gödel, Escher, Bach » et qui fait comprendre que l'autoréférence est la marque de l'humain.
LES PARADOXES
Les paradoxes sont souvent des énoncés qui introduisent une part d’autoréférence et par là même tentent vainement de travailler en boucle.
du barbier qui rase toutes les personnes de la ville qui ne se rasent pas elles-mêmes (solution : c'est une femme) ;
du condamné à mort qui sera exécuté un des jours de la semaine qui vient, mais sans s'y attendre (paradoxe du pendu),
de l'erratum, glissé entre les pages 26 et 27, qui porte la phrase : « Lire, sur le feuillet glissé entre les pages 26 et 27, Errata au lieu d'Erratum »
du cheval à un franc qui est rare parce que bon marché et donc cher puisque tout ce qui est rare est cher.
Tous ces paradoxes sont cependant moins impressionnants que les singularités autoréférentes, dont nous citons quelques joyaux, entre autres tirés du livre « Ma Thémagie » de Douglas Hofstadter.
Le conférencier : - « Avant de commencer à parler, je voudrais dire ceci. »
« Cette phrase pas de verbe »
« Je suis la littérale traduction d'une anglaise phrase »
« Toutes les généralisations sont abusives »
« Je déteste, abhorre, abomine et maudis les synonymes »
« Je ne suis pas superstitieux, ça porte malheur »
Et puis il y a les mots autoréférents classiques : - polysyllabique, écrit, hiatus, court, français, mot. Par contre chiffre, monosyllabe, long, anglais, hiéroglyphe, intraduisible ne le sont pas.
La relation chiffres/lettres peut également fournir matière à autoréférence :
Ainsi donnez à « a » la valeur 1, à « b » la valeur 2, à « c » la valeur 3, etc. jusque « z » valant 26. Quel est le nombre qui pèse ainsi son propre poids ? C'est le nombre deux cent vingt-deux, écrit en toutes lettres, qui vaut, avec cette règle, 222. ! Est-il le seul ?
Nicolas Graner, ingénieur en informatique et professeur à l’université de Paris-Sud,a exploré d’autres systèmes graphiques dont le morse, et produit les auto-références suivantes (où les • sont les points et les - les traits) :
--•-/••-/•-/•-•/•-/-•/-/• •--•/---/••/-•/-/•••
•/-
•••-/••/-•/--•/- -•/•/••-/••-• -/•-•/•-/••/-/•••
Cela se lit : quarante points et vingt-neuf traits qui, comme on le vérifiera ci-dessus, s’écrit bien à l’aide de 40 points et 29 traits.
Il a également trouvé l’autoréférent « Cinquante-six points », écrit en braille :
Voici quelques énoncés minimum qui se décrivent complètement : « Cinq c, cinq, i, cinq n, cinq q » ou en italien : « sette e, tre r, tre s, sette t »
Et voici enfin, d’Éric Angélini
« Dans cette phrase le mot dans apparaît deux fois, le mot cette apparaît deux fois, le mot phrase apparaît deux fois, le mot le apparaît treize fois, le mot mot apparaît treize fois, le mot apparaît apparaît treize fois, le mot fois apparaît treize fois, le mot treize apparaît cinq fois, le mot cinq apparaît deux fois, le mot deux apparaît sept fois, le mot sept apparaît deux fois et le mot et apparaît deux fois. »
Stressant n’est-ce pas ?
Dingbats ou Eximpressions
Terminons par des autodescriptions graphiques qui se rapprochent du rébus mais n’utilisent que les lettres de l’alphabets et les divers outils typographiques ou de présentation. Il s’agit de jeux d’esprit que l’on a autant de plaisir à composer qu’à résoudre car la double contrainte amène à fouiller au plus profond de la pensée parallèle.
CONCLUSION
En tout état de cause, une chose semble sûre à présent : l'autoréférence ultime, tournant per se en une sorte de tautologie infinie, n'existe pas.
Vous connaissez sûrement ce bristol sur lequel on lit : « Retournez ce carton et vous découvrirez le secret du mouvement perpétuel » Quand on retourne ledit carton on lit évidemment : « Retournez ce bristol et vous découvrirez le secret du mouvement perpétuel »
Alors je ne vous dirai pas que vous avez lu un texte sur l’autoréférence. S’agirait-il de prétérition ou d’autoréférence ? En avez vous assez de l’autoréférence ? Quelle est la dernière question qui a été posée dans ce texte ?
(Article paru dans la revue Tangente en 2005)
Bibliographie
Carroll L, LOGIQUE SANS PEINE Hermann 1966
Hofstadter D, GODEL ESCHER BACH Interéditions 1985
Hofstadter D, MATHEMAGIE Interéditions 1988
Gardner M, PARADOXE DU PENDU ET AUTRES DIVERTISSEMENTS Dunod 1971
Salachas G, LETTRES D’HUMOUR, Akimbo 1999
Smullyan R, QUEL EST LE TITRE DE CE LIVRE ? Dunod 1981
Internaugraphie :
Un grand merci à Eric Angelini qui m’a autorisé à extraire et à aménager les éléments et de très nombreux exemples d’une communication privée et de son site à l’URL autoréférente. Vous serez sidérés de la richesse des exemples qu’il a élaborés et qui défient logique et imagination.
http://www.cetteadressecomportecinquantesignes.com/Autoreference.htm
Gilles Esposito-Farèse
http://www2.iap.fr/users/esposito/oulipo5.html#150798
http://www.fatrazie.com/festival.htm