Trio des paradoxes

Une amusette musicale, posée par Luc Etienne, ingénieur du langage, mathématicien et musicien, dans la revue Le Petit Archimède n°59-60 (1979)

 

Les conditions dans lesquelles ce trio a été enregistré permettent de poser un petit problème de logique (du genre de ceux où on demande de trouver le nom du mécanicien, sachant, entre autres, " qu'il bat monsieur Dupont au billard ", ou encore, " la date de la bataille au cours de laquelle la pertuisane fût enterrée, et, si on est fort en histoire, l'âge du capitaine qui y laissa la vie ").


Les trois parties instrumentales de ce morceau - le piano, le violon et l'alto - ont été jouées et enregistrées par deux personnes seulement, grâce à un procédé de superposition sonore sur bande magnétique. Celui qui a enregistré le violon avait quatorze ans de plus que celui qui a enregistré l'alto, bien qu'il s'agisse d'une seule et même personne. L'altiste et le planiste enregistraient simultanément dans la même salle, mais bien que le violoniste ait enregistré, lui aussi, dans cette même salle il était éloigné du pianiste, de plusieurs milliers de kilomètres (6 000 environ à vol d'avion peut-être même près de 20 000)

 

Il s'agit de musique classique nullement polytonale par conséquent. Et pourtant, bien que l'altiste et le pianiste jouassent les notes écrites par le compositeur dans la tonalité de mi bémol majeur, le violoniste lisait les notes écrites dans la tonalité de fa majeur, sans avoir à transposer. On demande :

1. d'expliquer ces trois paradoxes temporel, spatial, tonal.
2. si l'on est suffisamment mélomane, de dire de quelle œuvre musicale il s'agit.

 

 

 

 

Voulez-vous voir la solution ?

 

 

 

 

 

 

Ce sont, nous dit-on, le violoniste et l'altiste qui sont cette même personne. Elle avait, quand elle a enregistré le violon, quatorze ans de plus que quand elle a enregistré l'alto. En d'autres termes elle a enregistré la partie de violon quatorze ans avant celle d'alto. Mais, nous dit-on, elle l'a enregistré dans la même salle. C'est donc le pianiste qui, pendant ce laps de temps, s'est éloigné de plusieurs milliers de kilomètres. Reste à tirer au clair le paradoxe tonal. Rappelons d'abord qu'en règle générale les instruments de musique donnent les notes écrites par le compositeur et lues par l'instrumentiste. Il n'en va autrement que dans quatre cas :

  • quand l'instrumentiste " transpose ", c'est à dire quand il décale d'un même intervalle toutes les notes qu'il lit, soit vers le haut, soit vers le bas
  • quand il s'agit d'un instrument à vent dit transpositeur. (Le cor anglais par exemple, est un instrument transpositeur en si quand l'exécutant lit un do, il fait entendre en réalité un fa ; toutes les notes soutient une quinte Juste plus bas qu'elles lie sont écrites)
  • quand l'accord habituel de l'instrument est volontairement modifié comme par exemple dans le cas de la scordatura des instrumentistes à cordes
  • quand l'instrument est accidentellement désaccordé

Dans le cas qui nous occupe, puisque le morceau est tonal, le violoniste joue, comme l'altiste, dans le même ton que le pianiste c'est-à-dire en mi bémol majeur. S'il lit une partie écrite en fa, c'est que cette partie n'a pas été écrite pour le violon, mais pour un instrument transpositeur. Le compositeur ayant dû écrire un fa Pour obtenir en réalité un mi bémol, et par conséquent un do pour obtenir un si bémol, l'instrument en question est en si bémol.

Mais le violon, lui, n'est pas un instrument transpositeur, et il est bien précisé que le violoniste n'a pas à transposer. Il devrait donc, ici, jouer un ton trop haut. S'il n"en est pas ainsi c'est qu'il a pris la précaution d'accorder son violon un ton trop bas : fa, do, sol, ré au lieu de sol, ré, la, mi.

Le mélomane n'aura aucune peine à identifier le morceau en question, sachant qu'il est écrit pour un piano, un alto et un instrument à vent en si bémol, car une seule œuvre connue répond à ces conditions. Le trio " des paradoxes " n'est autre que le célèbre trio " des quilles " de Mozart, l'un des trois admirables ouvrages écrits par lui pour la clarinette. Le trio pour piano, clarinette, et alto, en mi bémol majeur, KV 498, fut composé, dit-on, au cours d'une partie de quilles en plein air dans le jardin de ses amis Jacquier, à Vienne, le 5 août 1786. (Mozart, on le sait, composait "de tête"). Une fois l'œuvre terminée, il avait l'extraordinaire faculté de la contempler dans son ensemble, de façon instantanée, comme un peintre contemple la toile qu'il vient d'achever. Par une astuce de l'éditeur Artaria, désireux d'attirer le plus grand nombre de clients, la première édition présente le trio des quilles comme écrit " pour piano, violon et alto, la partie de violon pouvant aussi s'exécuter avec une clarinette ".En réalité, c'est bien évidemment l'inverse, écrivent avec raison les Massin, l'œuvre est écrite pour la clarinette.

L'enregistrement a été commencé en 1964à Reims par Ross Chambers et Luc Etienne qui ont joué ensemble la partie de piano et celle d'alto. La bande magnétique ayant été enfouie fut remise au jour en 1978 et l'enregistrement complété par Luc Etienne jouant au violon la partie de clarinette en "duoplay". Si Ross Chambers pianiste mais également clarinettiste avait pu compléter dans la version originale, c'eût été assurément préférable, mais le 27 juin 1978 il était probablement à Ann Arbor (Michigan) où il enseigne la littérature française à l'université, à moins qu'il ne fût déjà en vacances à Sidney.

" Il est bâclé cet enregistrement !" s'écriera-t-on sans doute avec raison en l'entendant. " Bâclé en quatorze ans, quel paradoxe !" Un quatrième paradoxe ! Ainsi donc, comme "les trois mousquetaires" ils forment un quatuor, les paradoxes de ce trio de paradoxes. Nouveau paradoxe ! Mais alors, ils constituent un quintette, les paradoxes de ce quatuor ? Encore un paradoxe !" Et ainsi de suite, voyez-vous bien" ne manquerait pas de dire ici, comme dans Ubu cocu, Achras l'éleveur de polyèdres [sic], et, sortant de sa malle, la conscience du Père Ubu.

Luc Étienne

Post scriptum : dans une lettre du 19 juin 1984, adressée à Cabu, Luc Étienne revint sur les conditions d'enregistrement de ce trio Joël Martin est venu chez moi jeudi et vendredi derniers pour faire de la musique de chambre. Il a joué admirablement à la clarinette le trio des quilles et le quintette, deux œuvres parmi les plus belles de Mozart. Ne pouvant me joindre aux exécutants (toujours ma vue) j'ai enregistré cette réunion improvisée, qui a eu des moments magnifiques. Le vendredi Joël Martin a terminé un enregistrement du trio des quilles commencé en… 1 966 (sic) J'avais enregistré alors celle d'alto, et l'australien Ross Chambers celle de piano. Joël Martin a complété en ajoutant celle de clarinette, sans que rien puisse déceler cet intervalle de dix-huit ans