Tragecomedie d'ouverture non vivisectrice de la soirée inter-ouvroir
10 mai 1999
de et grâce à l'amabilité d'Hervé Le Tellier
- Bonjour, docteur.
- Bonjour. Vous êtes en retard de trois minutes. Prenez place.
D¹accord. (Il attend qu¹on lui fasse une remarque, mais comme rien ne vient...) Vous avez vu, docteur ? Là, sous mon bras...
Et bien ?
C¹est le tome I des Écrits de Jacques Lacan. Cote SH-LAC 1029, je l¹ai fait sortir de l¹enceinte de la BPI. Ne vous en faites pas, personne ne s¹en apercevra. C¹est extrêmement peu demandé. D¹ailleurs, je n¹ai pas l¹intention de le lire.
Soyez poli, ou j¹augmente le tarif des séances.
Pardon. D¹ailleurs, j¹allais oublier ! je vous ai amené un cadeau. Tenez.
Je vous ai déjà dit qu¹il ne fallait pas. Ce n¹est pas bon pour la cure.
Oh, allez, dites " oui ", docteur. C¹est pour faciliter le transit.
Le transfert, pas le transit.
Oui, bon, d¹accord. Allez-y, ouvrez-le.
(soudain aimable) Mais dites-moi, c¹est énorme. Qu¹est-ce que ça peut bien être ?
(Impatient et ravi) Eh bien, ouvrez-le, vous allez voir.
Bon, alors, j¹y vais, hein ? (Il déballe) Oh !
Ça vous fait plaisir ? Vraiment plaisir.
Beaucoup. Je vous tout de suite l¹installer devant mon bureau.
C¹est un fauteuil design, en cuir et acier. Il appartient au patrimoine mobilier de la BPI. C¹est très confortable, très solide, ça vous durera vingt ans.
Vraiment merci.
J¹ai eu du mal à le sortir, mais ça en valait la peine. Je voulais vous offrir une lampe, mais elles sont bien vissées.
Oui.
Bon. (silence) Voilà, voilà.
... (silence)
... (silence)
Prenez place, j¹insiste. L¹heure tourne.
Je m¹installe.
Tiens ? Quelque chose est tombé de votre poche.
Ah oui... C¹est encore pour vous, j¹ai pensé que ça pouvait vous intéresser. Je l¹ai déchiré dans le volume IV de l¹Encyclopédia, à la BPI. C¹est l¹article consacré à Gustave Courbet. Comme vous possédez un tableau de lui au dessus de votre bureau, n¹est-ce pas, je me suis dit que... ?
C¹est seulement une reproduction, vous savez...
Ah ? (Il l¹observe) C¹est rudement bien imité.
C¹est un bon travail de copiste. Je vous écoute.
Et bien, voilà. J¹ai recommencé.
Mmm.
J¹y suis retourné.
Mmm.
J¹ai d¹abord lu dix minutes dans la bibliothèque, je crois que c¹était du Kafka, et j¹ai eu faim. Faut vous avouer que dès que je commence à lire, c¹est automatique, j¹ai faim. Surtout avec Kafka, j¹ai remarqué. Avec Antoine Blondin, j¹ai plutôt soif. Mais avec Kafka, il faut que je mange sur le champ, absolument, sinon j¹ai des vertiges.
Kafka, oui.
Alors, j¹emporte toujours un petit réchaud à gaz. Souvent, je me fais une boîte de cassoulet, parfois un petit salé aux lentilles, ça dépend du temps. Forcément, tout ça, ça donne un peu soif. Alors, je me débouche un petit bordeaux, en général un Listrac-Médoc déclassé. Le même que celui que je vous ai offert la dernière fois.
Mmm.
Une demi de Chateau-Latis 96, il est très convenable. Ensuite, après le café, j¹aime bien fumer un cigare. Je prends des petits Upmann, parce que les Monte-Cristo , ça me fait tourner la tête. Après, je me sens mieux, et je fais une petite sieste.
Mmm.
Alors, je pose par terre des documents appartenant à la BPI. Je les éparpille autour de moi.
Pour quelle raison ?
Pour éviter qu¹on me dérange. Parce qu¹en général, je m¹allonge sur la table, ou mieux, sur un rayonnage. C¹est mieux que la table, ça évite de dormir dans les miettes. Mon rayonnage préféré, c¹est celui des livres pratiques. Il penche vers l¹intérieur, alors on s¹y trouve comme dans une couchette de bateau, vous voyez ?
Oui ?
Avant de m¹assoupir, je retire mes chaussures et je crache mon chewing-gum... en général par terre. Sinon, j¹ai trop peur de l¹avaler en dormant. Vous pensez que cela correspond à une angoisse de pénétration, le chewing-gum, je veux dire ?
Mmm.
Si cela vous intéresse, j¹ai une cassette vidéo. Je me suis filmé en train de dormir, dans le rayonnage du bas, section Jardinage. Je l¹ai enregistrée sans l¹autorisation expresse de la Direction de l¹établissement.
Merci, non.
Tant pis. Presqu¹aussitôt, je me mets à parler en dormant. La dernière fois, la jeune fille qui m¹a réveillée m¹a affirmé que je dissertais sur la politique culturelle sous la Vème République, au cours de la période 1969-1973. Ou parfois, j¹écoute de la musique sur mon baladeur et je chante, de préférence du Marylin Monroe. Vous savez, I wanna be loved by you, pom-pom-pi-dou. Vous aimez Marylin Monroe ?
Mmm.
Et puis, j¹ai fait quelque chose de mal.
Mmm ?
Vous savez, votre carte de visite...
Mmm ?
Eh bien, je l¹ai déposée sur toutes les tables, j¹ai recommandé à chaque lecteur de vous appeler, j¹ai expliqué combien une analyse avec vous pouvait être efficace, et j¹ai dit que vous n¹étiez pas cher. Je suis monté sur une table et j¹ai hurlé pour faire la quête afin de pouvoir vous régler cette séance. Ensuite (de plus en plus vite), j¹ai écrit au marqueur votre nom et votre numéro de téléphone dans les toilettes hommes, puis dans les toilettes femmes, je l¹ai gravé dans les tables, je l¹ai inscrit au feutre sur tous les sièges et toutes les armoires, et sur toutes les pages impaires du Procès de Kafka.
(Il note) Impaires, un père, oui.
J¹étais tellement heureux, j¹étais tellement fier de moi, que j¹ai couru de bonheur entre les tables, que j¹ai gravi quatre à quatre les escaliers mécaniques. J¹ai franchi les portes, les cloisons et toutes les barrières donnant accès aux sévices intérieurs...
Pardon ?
Aux services intérieurs de la bibliothèque. Et vous savez où je suis allé, docteur ?
Non.
(confidentiel) Dans un espace provisoirement fermé au public.
Et alors ?
C¹était for-mi-da-ble.
C¹est tout ?
Non. J¹ai aussi, comment dire, introduit...
Introduit, oui.
J¹ai introduit un énorme sac. Et sans passer par le vestiaire de la bibliothèque pubique d¹information.
Pardon, voulez-vous bien répéter ?
Euh... À la Bibliothèque Publique d¹Information.
Ce n¹est pas ce que vous avez dit.
Si, si, c¹est ce que j¹ai dit, c¹est ce que j¹ai dit.
Vous pouvez me le confirmer ?
Oui, docteur, je vous jure que c¹est ce que j¹ai.
Très intéressant. Eh bien, à la semaine prochaine. C¹est mille francs (dit le docteur Lacan).