SUR QUELQUES ASPECTS RELATIVEMENT PEU CONNUS DE LA CONJUGAISON EN FRANÇAIS A L’INDICATIF PRÉSENT ET AU SURJONCTIF
par Raymond Queneau in Bizarre n°27 du premier trimestre 1963.
Cette étude a, en partie, conduit à la création de l'Ou-Gra-Po
INDICATIF PRÉSENT
On n’a pas suffisamment remarqué les transformations profondes que subit à l’heure actuelle la conjugaison en français. Contrairement à ce que l’on pourrait supposer, c’est par des irrégularités multiples que se manifeste cette évolution. Prenons, par exemple, l’indicatif présent et le verbe d’approbation « je oui ». Alors qu’en ancien français c’est-à-dire jusque vers 1950 on conjuguait ce verbe d’après le paradigme « dire », on conjugue maintenant, et ceci d’une façon courante :
Je oui.
Tu oui (invariable).
Il oui (invariable).
Nous jouissons.
Vous jouissez.
Ils ouient (ne s’applique qu’aux poissons, chez qui le mécanisme de la reproduction semble s’effectuer sans plaisir appréciable).
Autre exemple, également remarquable, le verbe « je pipi »
Tu pipi (invariable).
Il pipi (invariable).
Nous pissons.
Vous pi virgule 1416z (le seul cas où l’on utilise des chiffres pour noter une conjugaison).
Ils quadraturent du cercle (sans traits d’union).
Soit encore le verbe « je m’embarque » , particulièrement irrégulier
J’embarque.
Tu bateau.
Il navigue.
Nous coulons.
Ils îles désertes (à distinguer soigneusement de « ils déserts » du verbe « je chameau » et de « ils désertent », du verbe « je m’engage »).
Signalons, enfin, pour ne prendre que les cas les plus notables, la divergence qui s’est établie entre le verbe « je suis » et le verbe « j’être »
Je suis | J’être | |
Tu n’es pas | Tu paraître | |
Il devient | Il pyrèthre | |
Nous changeons | Nous mettre | |
Vous datez | Vous diamètre | |
Ils chronomètrent | (commun aux deux verbes) |
Des puristes préfèrent « ils chronomètres » (dans le second cas).
Mais le sujet devient trop vaste pour « pyrèthre esspositionnnnné» dans le cadre de cette modeste communication.
LE SURJONCTIF
Le surjonctif est un mode suffisamment rare en français pour qu’il ait jusqu’à présent échappé aux yeux des grammairiens les plus sagaces. On le trouve cependant, déjà, dans les monuments les plus vénérables de notre langue. C’est ainsi que l’on peut lire dans la Cantilène de Sainte Eulalie
Melz sostrendreiet les empedementz
Qu’elle perdessasse virginet
Mais, reconnaissons‑le loyalement, le texte n’est pas sûr. Par contre, dans la Chanson de Roland, tous les manuscrits donnent au vers 688 :
Einz qu’oüssussent quatre liwes sifilet
Et au vers 691
S’il fut vifs, je l’oüssusse amenet
Sautons quelques siècles et venons‑en à la Renaissance. Quoique Ronsard, selon certains manuels (des manuels par intellectuels) ait « improvisé une langue que notre tempérament devait repousser » , on trouve chez lui des traces de ce bon vieux mode bien français, le surjonctif ; par exemple dans son élégie dédiée à la reine Elizabeth
N’offensez point par armes ny par noise,
Sy m’en croyez, la province françoise;
Bien due destinassassent les cieux
Qu’un temps seriez d’elle victorieux…
Au XVIIème siècle naturellement, abondent les parfaits exemples de surjonctif plus-que-parfait.
Nous n’avons que l’embarras du choix. Nous nous contenterons de citer Corneille (Cinna, acte V, scène I)
Et si sa liberté te faisait entreprendre
Tu ne m’eusseusses pas empêché de la rendre;
Tu l’aurais acceptée au nom de tout l’Etat
Sans pour cela vouloir qu’on m’assassinassât.
Et chez Pascal :
L’homme est un roseau pensant; qui l’eusseusse dit ?
Mais il nous faut abréger; venons‑en à la poésie moderne.
Dans Le Défilé, François Coppée écrit
La pauvre femme qui naguère était heureuse
Que ce beau régiment paradassassassât,
Craint que son fils un jour veuille être soldassat
On admirera l’audace de cet hyperjonctif qui déteint même sur un substantif subséquent. Cela est beau, mais il ne faudrait pas que les imitateurs de notre grand barde en abusassassent.
in Bizarre n°27 du premier trimestre 1963.