Construction du roman

Georges Perec s’est imposé des contraintes, de type plutôt mathématique, dans l’élaboration de ce roman. Elles sont directement liées au plan de l’immeuble, et à sa schématisation sous la forme d’un « échiquier » de 10 x 10 cases.

LaVMELa première contrainte fut de parcourir toutes les cases de cet « échiquier », en ne passant qu’une, une seule, fois par chacune des cases, assimilées à des pièces de l’immeuble, et d’y décrire des événements qui les concerneraient. Mais le parcours que choisit Perec découla d’un problème connu au jeu d’échecs sous le nom de polygraphie du cavalier, et qui consiste à avancer de case en case selon le mode de déplacement du cavalier ; sur l’échiquier normal de 8 x 8 cases, ce problème connaît de nombreuses solutions (dont de magnifiques dans lesquelles la case de départ peut aussi être vue comme case terminant la boucle, dans un circuit qui se referme ainsi sur lui-même).

Perec découvrit, de façon empirique, une solution pour son « échiquier » de 10 x 10 cases. Voici cette

Polygraphie du cavalier

Perec s’imposa de faire figurer, dans chaque chapitre, 42 contraintes, qui n’apparaîtraient pas au hasard, mais seraient programmées, avec le souci de les amener dans une sorte de désordre, sans que certains choix, certaines associations d’éléments, soient plus présents que d’autres ; il pensa faire intervenir pour cette combinatoire souhaitée des méthodes qu’il tirerait de concepts mathématiques aux noms plus qu’étranges : bicarré latin et pseudo-quenine d’ordre 10, ou dizine ! [Vous pourrez sauter ces explications un peu pénibles, et accepter les résultats : vous constaterez alors comme ils paraissent totalement aléatoires.]

42 genres de contraintes donc, comme

  • la position occupée par un personnage, la présence d’un animal, l’allusion à un revêtement du sol, une couleur, une plante, une forme géométrique, et autres objets ou actions qui pourront n’être évoqués que par un seul mot (leur reconnaissance demande une simple attention à la lecture)
  • des allusions à certains tableaux, à certains livres, (qui demanderont qu’on connaisse des détails du tableau, et des personnages ou faits de l’œuvre littéraire retenue)
  • des citations, un peu déformées, de quelques écrivains, qui seront incorporées au récit de façon masquée... il faudra reprendre le livre source pour s’en convaincre ! Heureusement, Perec nous a laissé des indications sur ces contraintes, en précisant souvent titre et page de l’extrait copié !

Les contraintes retenues sont présentées dans le tableau des deux pages suivantes.

La 1re colonne indique les 42 types de contraintes.

Et pour chacun de ces 42 types, la ligne contient les 10 éléments retenus par Perec ; ils sont numérotés, selon le chiffre apparaissant en haut de leur colonne : c’est avec ce chiffre que seront déterminées les apparitions des contraintes dans un chapitre précis. On verra comment.

Les 42 types sont disposés en 10 groupes de 4, numérotés aussi 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 0 et 1 groupe de 2, concernant les Couples, que nous noterons C.

Pour un chapitre précis, il s’agira de prendre un élément dans chaque ligne.

Lequel prendre résultera du jeu combinatoire retenu par Perec. Il est essentiel de remarquer qu’il n’allait pas être envisageable de prendre tous les cas a priori possibles : leur nombre est 1042, nombre démesurément grand ! Perec devrait donc choisir selon une méthode laissant à chaque élément les mêmes chances d’apparaître, dans un ordre qui ne soit pas trop visible, et en association avec chacun des éléments des autres lignes.

Voici donc le tableau résumé des contraintes, et il est fondamental : c’est la partie essentielle de la « machine à écrire des histoires » élaborée par Perec.

 

.

1

2

3

4

1 Position

agenouillé

descendre ou accroupi

à plat ventre

assis

Activité

peindre

entretien

toilette

érotique

Citation 1

Flaubert

Sterne

Proust

Kafka

Citation 2

Mann

Nabokov

Roubaud

Mathews

         

2 Nombre

1

2

3

4

 

Rôle occupant

occupant

occupant

démarcheur

3e secteur

fait divers

biblio.

article diction. règlements

faire-part

Ressort ?

revenir de voyage

recevoir une lettre

établir une filiation

appât du gain

         

3 Murs

peinture mate

tissu dejute ou autre

boiseries

liège

Sols

parquet à l’anglaise

p. à point de Hongrie

p. à bâtons rompus

p. mosaïq ou compartim

Époque

Antiquité

Moyen Age

Renaissance

17e

Lieu

Allemagne

Italie

Grande-Bretagne

Espagne

         

4 Style

chinois

contemporain

Louis XV, Louis XVI

Empire

Meubles

table

chaise

fauteuil

bahut, armoire, maie, …

Longueur

quelques lignes

1 page

2 pages

3 pages

Divers

armes

argent( billets )

maladie

flamme

         

5 Âge et sexe

femme 35 / 60

homme 35 / 60

homme vieillard

femme vieillard

Animaux

chat

chien

oiseau

poisson

Vêtements

costume, ensemble

manteau

veste d’intérieur

pantalon ou jupe

Tissu (nature)

uni

à rayures

à pois

à carreaux

         

6 Tissu (matière)

soie

laine

cashmere

flanelle ou feutre

Couleurs

blanc

vert

brun

noir

Accessoires

chapeau

cravate

foulardécharpe cache-col

gants

Bijoux

collier

bague

bracelet

canne

         

7 Lectures

quotidien

roman, essai

hebdo

lettre

Musiques

ancienne

classique

romantique

sérielle

Tableaux

Arnolfini

Antonello

Ambassadeurs

Chute d’Icare

Livres

Dix petits nègres

La Disparition

Cristal qui songe

Moby Dick

         

8 Boissons

eau

vin

alcool

bière cidre

Nourriture

pain

charcuteries

œufs, crudités, salades

viandes, abats, gibier

Petits meubles,

pendules horloges

cendriers

lampes ou chandeliers

sculptures mobiles

Jeux et jouets,

cartes

dés osselets

dominos

solitaire

         

9 Sentiments

indifférence

joie

douleur

ennui

Peintures

mur nu

dessin

gravure

aquarelle, gouache

Surfaces

carré

rectangle

triangle

hexagone

Volumes

cube

parallélip. rectangle

pyramide

cylindre

         

0 Fleurs

fleurs

immortelles, chardons, etc

arbustes

plantes vertes

Bibelotspierres

marbre

semi-précieuses

minerai de métal

cuivre, étain

         
         
         

5, 6, 7, 8 ,9 ,0

       
         

 

Manque 1, 2, 3, 4

Faux 1, 2, 3, 4

C

a

Laurel

faucille

Racine

Philémon

 

b

Hardy

marteau

Shakespeare

Baucis

 

 

5

6

7

8

9

0

debout

monter ou + haut que le sol

entrer sortir

couché sur le dos

un bras en l’air

 

classer ranger

se servir d’un plan 

réparer

lire ou écrire

tenir un morceau de bois

manger

Leiris   

Roussel

Queneau

Verne

Borges

Butor

Rabelais

Freud

Stendhal

Joyce

Lowry

Calvino

.

1

2

3

4

 
           

5

6

7

8

9

0

Ouvrier

autre (enquêteur, facteur)

client

fournisseur

domestique

ami

Recette cuisine

prospect pharmacie

agendas calendrier

programme

dictionnaire

Mode d'emploi guide, vade-mecum

baigner ds nostalgie   

faire un rêve

« créer »

résoudre énigme

poursuivre chimère

ourdir vengeance

           

panneaux métal

papier uni ou géom

peinture brillante

toile de Jouy

papier à motifs

cuir ouvinyle

carrelage rectang

moquette /tapis de laine ou soie

lino

tommettes

tapis de corde, sisal

raphia

18e

Révolution et Empire

19e

Ò 38

39-45

l’après-guerre

RussieURSS

États-Unis

Extrême-Orient

Afrique du Nord

Amérique du Sud

Moyen-Orient

           

Regency, bateau, etc. 

Napoléon III

Louis XIII

« rustique »

« camping »

modern style, 1900

lit

bibliothèque

guéridon, etc

commode chiffonniers

divan, canapé

bureau

4 pages

5 pages

6 pages

8 pages

10 pages

+ 12pages

militaires

institutions

clergé couteau

physiologie

1860

littérature danoise

           

femme 18 / 35

homme 18 / 35

homme Ò 17 ans

femme Ò 17

jeune enfant Ò 10

nouveau-né Ò 1 an

rat souris,

guêpe abeilles

araignée

mouche,

insectes

bestioles autres

gilet

chemise

chandail

imperméable

uniforme

blouson

écossais

patchworkà ramages

à fleurs

imprimé

à motifs

brodé

           

nylon

cuir

fil

coton

velours

lin

jaune

orange

gris

rouge

violet

Bleu ciel

chaussures

mouchoirs

bretelles ceintures 

caleçons

sous-vêtements

bas et chaussettes

lunettes

médailles, décorations

montre briquet

sac à main

épingle de cravate

broche

           

3e secteur

revue policiere

*, SF rapp techn

livre de class

livre d’art

porno

contemporaine

jazz

pop et folk

Rengaines, tubes

militaires

opéras

Ménines

La Tempête

Metsys

Carpaccio

Bosch

Baugin

Conversions

Pierrot mon ami

100 ans de solitude 

Hamlet

Le Graal

Ubu

           

thé

café

infusion

jus de fruits

lait

coca, etc.

poissons et crustacés

légumes

féculents

fromages

fruits gâteaux, sucreries

zakouski

miroirs   

pianos

lustres

téléphone

radio, hifi, etc.

boîtes

go, échecs, dames

jacquet

mots croisés

puzzle

automates

toupies, bilboquets

           

colère

angoisse

étonnement

haine

amour

ambition

tableau

reproduction

cartes et plan

photos

affiches

cartes postales

octogone

trapèze

rond

ovale

en losange

étoile

sphère

œuf

polyèdre

cône

hémisphère

tonneau

           

épices

bois flotté

fl sous verre, fl artificielles

fruits séchés

jard japonais

arbres nainspl. grasses

or, argent

ivoire, nacre

cristal, verre taillé 

albâtre

bronze

acier, alu

5 67 8 9  0

         

5 67 8 9  0

         
           

crime

 orgueil  nuit  cendre  labourage  Belle

châtiment 

 préjugés  brouillard  diamands  paturage  Bête

 

Précisons quelques points

Pour de nombreuses contraintes, la présence du mot imposé satisfera la demande.

Ainsi on verra écrit le mot « entrer », ou l’une de ses dérivations, ou traductions.

Il sera plus rare de constater sa présence implicite uniquement, en lisant par exemple un passage décrivant l’action d’entrer, sans que ce mot soit utilisé.

Les personnes dont est attendu de préciser le nombre et le rôle ne sont pas nécessairement dans la pièce alors décrite ; et on peut parler du nombre de certaines personnes, et du rôle de certaines autres. Cette remarque vaut pour toutes les contraintes consécutives ; par exemple, la couleur ne devra pas nécessairement caractériser le tissu ; ni le lieu, l’époque.

Dans le tableau précédent, le 3e secteur est présent comme contrainte 2c = 7 ; on comprend ce qui est désigné par ce terme (choisi par François Le Lionnais) : des textes écrits qui ne rentrent pas dans ce qu’on nomme littérature.

On retrouve le 3e secteur comme élément n° 5 de la contrainte 7a = 25 lectures.

Pour les citations d’auteurs, les allusions à un tableau, à une œuvre littéraire précise, des explications détaillées seront données dans les prochaines pages.

Et on examinera aussi très soigneusement le jeu des contraintes Manque et Faux, qui agiront aussi comme des clinamens, cassant la liste programmée :

Manque appliqué à un groupe x permettra que soit absent l’élément prévu de ce groupe (et même, si Perec le décide, plusieurs des éléments prévus de ce groupe),

Faux dans un groupe permettra que soit remplacé dans ce groupe un ou des éléments prévus.

C’est quand ces contraintes désignent le groupe 0 qu’il peut se produire des effets d’une logique implacable, mais étonnante. Nous apprécierons mieux ces cas dans l’étude chapitre par chapitre réalisée dans le Volume II.

On lira aussi des précisions sur les couples que Perec a retenus, comme contraintes 41-42.

Notons déjà que dans les cas où les éléments des couples retenus par Perec se retrouvaient ensemble dans un même chapitre, Perec les a alors associés dans une seule expression.

Ainsi Faucille et Marteau ont été évoqués dans une seule allusion, relative à une « colonie communiste ».

Dans les autres cas – quand les éléments des contraintes 41-42 ne provenaient pas du même couple d’origine – on trouve une allusion à l’élément de la contrainte 41 et une allusion à l’élément de la contrainte 42, mais rien n’empêche de fondre les deux allusions en une seule !

Perec semble même avoir cherché ces fusions d’allusions dans tous les cas où cela paraissait possible : ainsi, au moment de trouver une allusion à Nuit et une à Shakespeare, il prit Le Songe d’une nuit d’été.

Pour expliquer par la combinatoire le fonctionnement du système élaboré par Perec, il faut d’abord noter que chacun des 10 groupes de 4 contraintes peut aussi être vu comme ensemble de 2 sous-groupes de 2 contraintes. On aura ainsi ( 10 x 2 + 1 = ) 21 couples de contraintes à examiner ; 21 cas, qui donneront, pour chaque chapitre, les éléments programmés. Les pages suivantes nous permettront de comprendre comment Perec a procédé : il s’est servi du Bicarré latin orthogonal d’ordre 10.