Calis

Fatrazie - Jeux de l'esprit

Cahier n°21

Con tenu : Thèse de Monsieuye Keith Beaumont A.E.

La pensée du jour : Tous comptes faits, Murphy est un optimiste.

Separobinet

 

EDITORIAL DE MONSIEUR L'INGENIEUR-EN-CHEF

Voici un numéro spécial à plusieurs titres. Il est con sacré à un seul texte et ne reflète en rien les travaux du Laboratoire d'Inventions Scientifique(s) puisqu'il a été entièrement (re)copié des Subsidiae ( 3° et " nouvelle série " des Cahiers du Collège de 'Pataphysique) numéros 7 du 1° Gidouille 96 ep. et 8 du 12 Sable 97 ep.

Ces cahiers sont assez difficiles d'accès pour de jeunes néophytes - et de moins jeunes - aussi a-t-il semblé judicieux aux cadres du Laboratoire d'Inventions Scientifique(s) de les mettre à la portée de tous pour étudier la Science et ainsi être prêts pour la désoccultation (voir les Statuts de l'Amicale du Laboratoire d'Inventions Scientifique(s) ).

Cette " Thèse " a été écrite par un, alors, jeune australien touché par la grâce de Faustroll et rédigée alors qu'il n'était pas encore membre du Collège ; depuis il est Auditeur Emphytéote et , retourné dans ses terres australes, il aurait été touché par une autre grâce, non exclusive de Faustroll et donnerait dans le rite romain -tout comme Jarry vers la fin de sa vie qui s'est con fié à Notre Dame d'Auray et aux illustrations saint sulpiciennes avant de d'avaler un cure dents.

Certains Optimates du Collège, et non des moindres, pensent que cette thèse n'est pas parfaitement orthodoxe et gagnerait à rester con fidentielle. Certes, elle date un peu et reste trop souvent au premier degré et se content parfois de paraphraser servilement les textes canoniques que sont l'Opus Pataphysicum de Sa Magnificence Irénée Louis Sandomir, Vice -Curateur Fondateur du Collège de 'Pataphysique, Au Seuil de la 'Pataphysique de Roger Shattuck, les écrits d'Alfred ou les diverses publications de la première série des Cahiers.

" On " n'est pas toujours à la hauteur de Julien Torma...

L'Ingénieur-en-charge des thèses
Separobinet

THESE DE KEITH BEAUMONT A. E.

Après Jarry, Boris Vian, Dada, René Daumal, et, peut être un jour, Julien Torma, il était dans l'ordre pataphysique des choses pataphysiques que le Collège soit lui aussi l'objet d'une thèse de doctorat. Nous allions écrire " finisse " et non " soit ", mais, rassurons nos lecteurs, il ne s'agit pas d'une thèse de Doctorat de la défunte Ubuniversité française, ce qui serait un signe clinique et légal de mort sans appel, mais du travail d'un Australien. Et l'on sait que l'Etranger n'a pas ces pudeurs qui caractérisent et paralysent nos " chercheurs " et qu'il s'autorise à traiter des Vivants.

Ce " jeune néophyte " comme il s'intitule lui-même modestement, M. Keith Beaumont, depuis lors Auditeur Emphytéote, est donc venu à la Science par ces voies peu orthodoxes, mais les desseins de Faustroll sont insondables... Il s'agit ici de la seconde version, quelque peu remaniée par l'Auteur à cette occasion, du premier chapitre de la thèse en question 1. M. Keith Beaumont a bien voulu après plusieurs années passées au Collège jouer le jeu et ne pas trop bouleverser un travail et un point de vue qui était en premier ressort EXTERIEURS au Collège sinon à la 'Pataphysique. Car c'est à ce titre qu'il doit de figurer dans ce numéro consacré, nous l'avons dit, une fois n'est pas coutume, aux chercheurs vus de l'autre bout du microscope ou du télescope. Le Point de vue sur Sirius.

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PÈRE UBU : Ceci vous plaît à dire, Monsieur, mais vous parlez à un grand pataphysicien.

ACHRAS: Pardon Monsieur, vous dites ? ...

PÈRE UBU : Pataphysicien. La pataphysique est une science que nous avons inventée et dont le besoin se faisait généralement sentir

- Alfred Jarry, Ubu Cocu, Acte 1, Scène 3

Comment qualifier la 'Pataphysique ? S'agit-il d'une philosophie ou d'une farce - ou, selon les termes de Roger Shattuck, d'une " méthode, une discipline une attitude, un rite, un point de vue, une mystification ? "2 (1) Elle est tout cela, et bien d'autres choses encore.

Quoi donc ? D'après le Collège de 'Pataphysique et d'après Jarry, elle est d'abord et surtout une science - LA Science. C'est à dire, elle englobe toutes les formes de la connaissance et de la pensée humaine (et au-delà) - " scientifiques ", " métaphysiques ", " morales " et ainsi de suite. La 'Pataphysique est donc une totalité, ou une " science " totale.

Cette Science se divise, pourtant, en deux branches complémentaires : selon les formules du Collège, " la 'Pataphysique est la Science du Particulier ", et " la 'Pataphysique est la Science des Solutions Imaginaires " (2). C'est cette dernière formule, qui est également celle de Jarry (3), qui peut servir de point de départ à cet exposé de la 'Pataphysique. Il s'agit d'abord, donc, de déterminer le sens exact - ou les multiples sens - de cette locution, pour essayer ensuite, en partant de là, d'arriver à une vue globale de la 'Pataphysique.

En s'abaissant au langage vulgaire (car le mot n'est jamais employé dans les écrits du Collège), on peut dire provisoirement et pour la commodité de la démonstration que la 'Pataphysique se place dès le départ au point de vue d'une subjectivité totale - avec tout ce que comporte ce terme. Selon ce point de vue, exprimé très grossièrement, toute proposition philosophique, toute " vérité " scientifique, toute idée, toute croyance, tout jugement n'a de validité ni de vérité en dehors de la tête où il existe : il n'y a pas de " vérité " (en gros ou en détail) objective ou valable pour tous, que ce soit en matière de sciences physiques, de métaphysique, d'éthique, de religion ou de n'importe quel autre domaine de la pensée humaine. Jamais on ne sort de sa propre tête, de son propre esprit : tout - absolument tout - n'est que " solution imaginaire ".

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Afin de préciser cette idée, qui reste encore très vague, et de mesurer toutes les conséquences, il convient d'examiner les applications pratiques les plus importantes d'un tel principe. Nous allons examiner successivement , donc, ses applications sur le plan de la connaissance " scientifique " (au sens vulgaire du terme), le plan de la connaissance " métaphysique " et le plan éthique. En commençant par le plan de la connaissance dite scientifique, puisque le Collège lui-même, dans ses écrits, y insiste beaucoup.

Si l'on considère la méthode empirique employée par les sciences - ce qu'on appelle la " méthode scientifique " - on voit que la science procède par la formulation d'un nombre de théories à partir de l'observation des phénomènes, et qu'elle essaie d' " expliquer " ces phénomènes en reliant ces théories à d'autres, et ainsi de suite. De cette manière on arrive à construire tout un système de théories qui constitue l' "explication " - à un niveau de plus en plus général - des phénomènes. Or, selon un point de vue subjectiviste, quelle que soit la " correspondance " entre ces systèmes de théories et la " réalité ", ceux-ci n'ont de réalité propre que dans l'esprit de celui qui les pense; les " lois " que prétend " découvrir " la science n'ont d'existence que dans l'imagination de l'homme de science.

Tout cela est sans doute bien banal; tout le monde le sait. Mais ce point de vue subjectiviste déclare en outre - et ceci est capital - qu'il est impossible à l'homme de savoir dans quelle mesure il y a une " correspondance " entre ses théories - ou ses idées - et la " réalité ", ou même s'il y a correspondance, par conséquent - doit-on supposer - des limitations des moyens de connaissance de l'homme. Pour nous, la seule " réalité " qui existe est celle qui nous semble exister, que nous imaginons exister. Toute théorie, tout postulat, toute déduction, toute représentation est donc strictement " imaginaire " et incontrôlable: la vérité " objective " n'est qu'une chimère. Tel semble être le point de vue du Collège, tel qu'il est exprimé dans ses écrits. J-H. Sainmont, par exemple, s'en prend aux notions scientifiques de l'Espace et du Temps:

" Cette nature pataphysique [c'est à dire imaginaire] de l'Espace et du Temps [...] fait ressortir le caractère illusoire et gentiment naïf de la notion d'objectivité, telle que l'entend la mode scientifique aujourd'hui. Cette notion, par une antinomie savoureuse et qui la rend très-précieuse à nous autres pataphysiciens, est en effet toute anthroponoïaque et a encore bien moins de réalité qu'une limite, par exemple. On pourrait en dire autant d'ailleurs de la notion même de réalité "

A partir de quoi il s'élève à une affirmation de la nature pataphysique de la " Science " toute entière:

" Ainsi dans la Science, qui s'entoure de tant de prétendues précautions pour s'enfermer dans les bornes de cette simulacrale objectivité, les concepts purement pataphysiques abondent, et nous ne craindrons pas d'affirmer que toutes ses spéculations en sont heureusement (à notre sens) entachées - ou adornées. La physique et la chimie contemporaines, dès qu'elles deviennent une systématique, ne portent plus sur des faits proprement dits, mais sur des interprétations symboliques de plus en plus abstraites et qu'on admet, nous dit-on, parce qu'elles expliquent ces phénomènes: mais elles sont sans commune mesure avec les constations empiriques, et les débordent infiniment de toutes parts. La science et entrée dans le rêve. Elle rêve mathématiquement le monde. L'ancienne métaphysique n'avait pas osé une telle orgie " (4)

Le point de vue de Monsieuye Sainmont est loin d'être une exception dans les écrits du Collège. Bernard Francueil, Régent de Dialectique des Sciences Inutiles, en parlant des diverses théories de la " genèse " ou de la " création " de l'univers, souligne le rôle de l'imagination et des métaphores poétiques ( " l'espace courbe ", " matière " et " anti-matière ", et la théorie d'une " explosion primitive " - conception qui n'est pas tellement éloignée de celle du Premier Moteur) dans la conception de l'univers de l'astronomie contemporaine. Et dans une note en bas de page il écrit:

" Il faut aussi noter que chaque époque transpose poétiquement, dans sa conception du monde, sa préoccupation majeure. Il y eut (entre autres) l'idée du Fabricateur correspondant au souci de réussir à créer des objets. Quand ce souci fut neutralisé par le perfectionnement des techniques, il y eut le dieu "Peu à peu ", dieu du XVII° et XIX° siècles, correspondant à la préoccupation des lentes usures et des croissances (mythologie de l'Evolution, du Progrès, etc., que, providentiellement et naïvement le bon Père Theillard de Chardin sut réconcilier - après la bataille ! - avec celle du fabricateur. Aujourd'hui le temps s'est rétréci et " on n'a plus le temps ", aussi les cataclysmes commencent à ressurgir dans les explications; ils se pressent aux portes de la " science " qui commence à les réadmettre. Le baron Cuvier, avec ses révolutions du globe, fera bientôt figure de précurseur. L'homme se sent menacé. Et tout naïvement nos savants installent au centre même de la " formation " du monde l'idée du cataclysme sans nom qui opère une exemplaire synthèse (mais bien fragile) entre la création et la destruction. " (5)

Henri Robillot, en analysant la notion d'électricité dans les œuvres de Jules Verne et dans la science contemporaine fait des observations analogues:

" Ce rôle passe-partout de l'électricité n'est-il pas celui que la science actuelle a fini par attribuer à cette entité, avec une extension, avouons-le qui dépasse infiniment les commodités fantaisistes que s'était permises Jules Verne ? Dans ses romans, les difficultés se résolvent par un appel à la notion d'électricité. Dans la littérature de nos savants contemporains, cette même notion est devenue la principe universel qui justifie tout: les énergies, la lumière, la matière elle-même ne sont plus qu'électricité; finalement - et si nous voulions y réfléchir froidement - ce concept est devenu aussi général, aussi vague, aussi creux que celui d' " être " dans la spéculation philosophique du Moyen-Age. " (6)

A ceux qui objectent les réalisations techniques et technologiques da la science, J-H. Sainmont répond que celles-ci:

" sont loin de vérifier les concepts, qui, veut-on croire, les supportent. Elles ne partent que des faits empiriquement enregistrés qu'on a revêtu de cette coruscante parure pataphysico-mathématique, il n'est que d'apercevoir avec quelle désinvolture la Science change de visage et fait de la vérité l'erreur, sans que cela empêche les appareils de fonctionner. Ce ne sont pas les raisons qui leur manquent... " (7)

Le Vice-Curateur-Fondateur du Collège est plus explicite encore:

" Et si l'on objecte l'efficacité de la Science - on entend ainsi ses " réalisations " techniques - il [le Pataphysicien] ne la niera point. Mais il y apportera des nuances, en l'importance desquelles une fois de plus la partie s'égale au tout. Que la " Science " prétendue " objective " agisse sur le prétendu " réel ", c'est souvent constatable3 - encore que ce " réel " soit intrinsèquement aberrant et que les réussites de la " Science " ne tiennent presque jamais aux raisons qu'elle se donne (cf. ce qu'on en dit trente après). Toutefois, il n'est pas moins vrai de dire que d'imaginaires solutions aient toute l'efficace des solutions prétendues réelles. Elles meuvent les choses; elles meuvent les hommes. Et parfois bien plus puissamment. Surtout, elles meuvent les idées même de la Science dite objective, lesquelles, de cette motion, tirent leur pouvoir: un observateur moyen aura vite établi que les savants de notre temps, dès qu'ils s'élèvent au général, ne font que traduire, le plus souvent par la mathématique, les options de l'ancienne métaphysique, et la plus échevelée: et si des panoramas théoriques notre observateur moyen passe à l'enregistrement détaillé des faits, ce sera pour découvrir qu'en reconnaissant sur une astrophotographie la trace millimétrique d'une nébuleuse spirale, on prodigue en telle abondance les affirmations métaphysiques les plus confondantes, que, sauve la 'Pataphysique, il serait démoralisant d'entendre la " Science " se proclamer positive et objective. il est donc clair qu'elle ne se gonfle et ne meuble l'esprit que grâce à la pullulation des Solutions Imaginaires.

Mais nous avons tort, par concession aux mythes actuels, de nous hypnotiser sur la " Science ". Car cette prétendue " Science " n'est pas la Science, si elle s'ignore ainsi et s'illusionne assidûment sur elle-même: elle n'est ni science d'un " réel " qu'elle ne sait "distinguer " en aucun sens, ni science d'elle-même... " (8)

Pas moyen, donc, d'arriver à une connaissance " objective " dans le domaine des sciences physiques - c'est-à-dire dans notre connaissance du monde extérieur; toute tentative pour y arriver n'aboutit qu'à créer des " solutions imaginaires ", sans validité aucune. Et dans le domaine des sciences de l' " intérieur "? Il convient de dire quelques mots aussi de la psychanalyse, puisque celle-ci semble être l'une des " têtes de turc " du Collège de 'Pataphysique. Le Vice-Curateur-Fondateur du Collège dans une interview avec la Provéditeur Général Adjoint et Rogateur, tient ces propos suivants au sujet de la psychanalyse:

SA MAGNIFICENCE: " Même aux yeux du critique vulgaire, il devrait être évident, nous semble-t-il, que le psychoanalyste est dupe de lui-même et succombe à ses obsessions. "

LE PROVEDITEUR GENERAL ADJOINT ET ROGATEUR: " Il n'est que de feuilleter Freud pour découvrir - non sans pataphysique jouissance - qu'il fait sans s'en douter sa propre psychanalyse plus que celle de ses malades. "

SA MAGNIFICENCE: " En ce sens la psychoanalyse est un fécond champ d'observation pour le Pataphysicien. Le seul danger serait d'oublier que ce jeu est jeu et de descendre du haut point de vue pataphysique... " (9)

Il va de soi, donc, que le Collège n'aime guère les efforts pour " expliquer " la 'Pataphysique elle-même, ou son saint patron Jarry. A la question du Provéditeur Général Adjoint et Rogateur: " Il est donc vain d'expliquer la 'Pataphysique ? ", Sa Magnificence répond:

" Non seulement vain mais pataphysique. Eh oui! Tel est le paradoxe. Tous ces petits pédancules qui croient expliquer Jarry et son " cas " (on vit cela de son temps même) par la psychoanalyse, la poésie, l'homosexualité ou la parthénogénèse, la psychologie pathologique, la sociologie, l'ontologie ou l'humour noir, ne s'aperçoivent pas qu'ils font de la pataphysique! Seule d'ailleurs [...] la Pataphysique est capable de rendre compte de la psychoanalyse, de la poésie et du reste ... " (10)4

Voilà le point de vue de la 'Pataphysique sur le domaine de la connaissance " scientifique ". Pourtant, elle n'en reste pas là. La 'Pataphysique ne met pas en question la caractère " objectif " des " vérités " de la science seulement: il en va de même de toutes les " vérités " de l'homme, de tous les postulats les plus fondamentaux non seulement de la science mais de la philosophie et de la logique même. Dans ces domaines aussi elle représente l'aboutissement d'une conscience croissante de la subjectivité de toute " explication " du monde que propose l'homme - une conscience que, en fin de compte, toutes les " interprétations " et " explications " sont arbitraires et purement imaginaires. Dans une certaine mesure, cette situation semble être la conséquence de certains développements de la science elle-même, de certaines contradictions ( à en juger d'un point de vue " logique ") nées en son sein. Par exemple, selon le postulat le plus fondamental de la logique aristotélicienne, une chose ne peut pas être elle-même et son contraire simultanément; mais voilà, d'après le Vice-Curateur-Fondateur du Collège, que d'éminents physiciens tels que M. de Broglie et d'autres élaborent une physique dans laquelle " la lumière veut être dite ondulatoire autant que corpusculaire non moins einsteiniennement pesante... " (11) Il semble que la science elle-même est sortie du domaine de l'ancienne " raison " ou du " rationnel ".5

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Sur le plan de la connaissance " métaphysique " comme sur celui de la connaissance " scientifique ", donc, la 'Pataphysique refuse d'admettre la " vérité " de n'importe quelle idée ou croyance. Elle refuse donc d'admettre n'importe quelle interprétation du " sens " du monde ou de la vie humaine: toutes les interprétations proposées ne peuvent être, elles aussi, que des " solutions imaginaires ". Il n'y a pas de " sens ": le monde est, l'homme est, voilà tout; sans " raison " ni " justification " d'aucune sorte. Toute tentative pour saisir l'univers dans sa totalité ou pour lui imposer une interprétation ou une justification quelconque, ne peut qu'aboutir à produire une " fiction "; tous les schémas dans lesquels l'homme prétend enfermer la réalité (sic) - toutes les " sciences " de l'homme, même les plus " exactes ", comme toutes les métaphysiques - ne sont, selon la terminologie du Collège, que des " solutions imaginaires " - des tentatives, héroïques ou dérisoires, pour saisir une " réalité " qui nous échappe toujours.

Reste à savoir à qui la faute. Est-ce que cette impossibilité d'arriver même à la moindre parcelle de " vérité " est due aux limitations et à l' " aberrance " intrinsèques de l'esprit humain - ou de nos moyens de connaissance -, ou est-elle due à la nature de l'objet même que nous croyons connaître: à savoir l' " univers "? Certaines déclarations des théoriciens du Collège - tel le Docteur Sandomir, donnent à croire que c'est la " nature" même de la " réalité " qui en est responsable.

" Le Monde est une gigantesque aberrance, qui, d'ailleurs et de partout, se fond dans une infinité d'autres aberrances. Ce que nous en disons étant fiction de fiction. La naïveté des hommes (autre évagation) a nommé Raison ce qui n'est qu'une possibilité (entre plusieurs) de faire apparaître l'incommensurabilité de cette sur-aberration et de découvrir qu'elle n'est ni une, ni multiple, mais ambigûment chatoyante et coruscante... " (13)

Cette " réalité " est

" toujours incertaine, toujours infidèle à elle même, toujours inexacte aux rendez-vous et aux dimensions, insatisfaisante pour nos géomètres qui sont toutefois incapables de lui opposer un invincible système, lesté de l'accord universel, par rapport auquel on définirait ses écarts: ainsi la plus Exacte des " sciences ", cette géométrie est-elle tout autant que les Inexactes, une " solution imaginaire " en sa prétention même " (14)

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Il convient afin d'élaborer ce point de vue, d'introduire ici une des notions-clé de la 'Pataphysique - celle de " clinamen ". Ce principe, dérivé de la philosophie d'Epicure où il exprimait la déviation atomique, semble servir à traduire tout ce qu'il y a d'arbitraire, de capricieux, de sans-cause, d' " aberrant " dans l'univers.

" Car c'est ce clinamen principorum, si faible qu'on peut le tenir pour négligeable (diraient les modernes), si incertain qu'on en peut rien dire, si limité qu'il ne change pratiquement rien au mouvement linéaire, - c'est cependant lui qui, s'additionnant à lui même, permet à TOUT, - et par-dessus le marché, à l'homme d'être libre! Sans lui, les atomes, en effet, ne se rencontreraient jamais, dont les chocs, rebondissements, agrégations et mutations sont la réalité ... "

Epicure dans ce postulat,

" a osé mettre une indétermination, au centre de toute l'explication du monde, dans l'élément primordial. On sait que Heisenberg, Plank et le Prince de Broglie n'ont fait que chercher à traduire mathématiquement cette idée dans l'appareil de la microphysique. Plus récemment encore, les théoriciens de la Turbulence pressentent un gigantesque clinamen applicable aux mouvements des astres à l'intérieur des galaxies et à ceux des galaxies elles-mêmes dans le ou les ensembles quelles formeraient, analogiquement à ce que la Mécanique Ondulatoire tente de " ne pas nous faire comprendre " de l'infiniment petit. "

Enfin, Epicure

" a saisi qu'au centre de toute pensée comme de toute réalité (qui n'est jamais pour quiconque qu'une pensée de la réalité), il y a une aberrance infinitésimale, une inflexion impensable, qui cependant oriente ou désoriente tout. " (15)

Après la physique et la métaphysique - pour reprendre le schéma aristotélicien - il nous reste à parler de l'éthique: du plan moral. Si en effet toute idée, toute pensée n'est qu'une " solution imaginaire ", il en va de même pour tout l'édifice moral, social, politique etc., - tout cet immense édifice - de l'humanité. On voit aisément que ce postulat fondamental de la 'Pataphysique sape la base même de tout ce qu'on entend par " la morale " . Toute valeur, toute règle, tout critère est strictement injustifiable: il n'y a pas de " raison " pour faire quoi que ce soit - ni non plus pour ne pas le faire. Toutes les notions de " droit " et de " devoir " - ce ciment social -, tous les liens entre les diverses sections de la société - ce réseau de rapports personnels et impersonnels -, ne sont que des fictions. Bien entendu, ce qui arrive en réalité c'est que c'est toujours la force qui l'emporte - soit force directe et physique ou contraintes plus subtiles (force " morale " de l'opinion, l' " éducation " ou l'endoctrinement, etc.) Même si on invoque la notion rousseauesque d'un " contrat social " (autre fiction) en vertu duquel tous les membres d'une société consentent librement à accepter certaines règles et à reconnaître certaines autorités, rien - sauf la force - n'empêche qui que ce soit de " retirer " son consentement s'il le veut. En fin de compte, dans le domaine moral, social, politique, et ainsi de suite, tout se réduit à et repose sur des " solutions imaginaires ".

On peut apprécier maintenant toute la portée de cette expression: elle embrasse non seulement toutes les représentations que nous nous faisons du monde (au sens le plus large), toutes les " explications " ou " interprétations " scientifiques ou métaphysiques ou autres, mais aussi toutes les croyances des hommes, toutes les valeurs au moyen desquelles ils essayent de se guider dans la vie, toute idée enfin - ou, si l'on veut, tout ce qui est un produit de l'esprit humain, ou de l'imagination humaine. Dès que l'homme se met à penser, à rêver, à imaginer, dès qu'il se gratte la tête et formule sa première pensée, il crée des " solutions imaginaires ".

De cette Pataphysique, on pourrait trouver un écho chez le philosophe allemand néo-kantien Hans Vaihinger, dans sa monumentale Philosophie des " Als Ob ". Il montre le rôle de ce qu'il appelle des " Fictions " dans le développement de la science, de la philosophie, et dans tous les domaines de la connaissance humaine. Ces " fictions " ne sont pas seulement des hypothèses; ce sont de purs concepts, reconnus comme tels (à l'origine, et par des esprits avertis - mais combien sont-ils?), mais adoptés à cause de leur " utilité " - parce qu'ils aident à " expliquer " le monde, ou à garantir la stabilité de la société. L'homme se construit un univers à la portée de son intelligence et de ses besoins, et agit ensuite comme si cet univers était " réel ":

" Les étudiants en philosophie se rappellent peu- être l'Allemand Hans Vaihinger et sa philosophie du " als Ob ": il enseignait, avec quelque lourdeur mais non sans persévérance, que nous construisons notre propre système de pensées et de valeurs et que nous vivons ensuite " comme si " la réalité s'y conformait " (16)

On peut trouver d'autres ressemblances entre certains aspects de la 'Pataphysique et la vision " absurde " du monde présentée par la philosophie dite existentialiste exposée par MM. Sartre, Camus et d'autres - du moins dans la première phase (constatation de la situation de l'homme dans l'univers) de la pensée de ceux-ci. On pourrait même aller jusqu'à dire que la 'Pataphysique représente, à certains égards, l'incarnation pratique de cette philosophie de l'Absurde dont il était tant question dans les années avant et après le dernier Décervelage Mondial. La 'Pataphysique reconnaît bien la contingence, la gratuité de toute chose; reconnaît que la vie est " absurde ", - qu'elle ne mène nulle part6, sauf à la mort, - etc., etc. Mais la réaction du pataphysicien devant cet état de choses n'est pas celle de la plupart de ceux dits " existentialistes "; c'est pour cette raison, peut être, qu'on fait rarement allusion à de telles questions à l'intérieur du Collège. Il n'est pas question, pour le pataphysicien, de sombrer dans le désespoir lors de la découverte de cette absurdité, ni de prendre la vie au tragique. Dans l'excellente mise au point " doctrinale " de Roger Shattuck, l'auteur ne fait allusion qu'en passant à cette question, et encore de façon très nonchalante:

" La vie, c'est entendu, est absurde mais c'est parfaitement banal et il est grotesque de la prendre au sérieux. Surtout pour s'en indigner ou l'attaquer ... " (17)

Car, agir de cette manière, c'est encore attribuer une signification et une valeur à la vie, signification et valeur qui - comme toutes les autres - ne sont nullement justifiées.

En effet, le Collège n'est guère tendre pour la philosophie existentialiste, que le Vice-Curateur- Fondateur qualifie, non sans mépris, de " jeu naïf "7

" Il sied d'avérer, et nous l'avérons, que toutes les philosophies - et Faustroll sait qu'à notre âge qui est grand, nous en avons conspecté de toutes les bigarrures - la philosophie, précisée " existentielle ", avec tous ses sous-produits, est probablement une des plus propre, sinon la plus propre, à susciter la féconde et scientifique évagation du Pataphysicien. Il faudrait sans doute remonter jusqu'à l'incomparable Zohar, encore que nous sortions de la philosophie strictement dite, ou en moins profond, jusqu'aux Harmonies de la Nature, pour trouver un catalyseur pataphysique d'une telle efficace. " (18)

Le Pataphysicien accepte l'absurdité fondamentale de tout sans commentaire, comme une chose naturelle. Pour lui la vie, voire l'activité de l'univers entier, loin d'être une grande entreprise tragique, n'est tout au plus qu'une sorte de jeu.

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Si, donc tout ce que nous disons ou pensons de la " réalité " n'est en fait que " solution imaginaire ", il s'ensuit que " en réalité " (sic), il n'y a que le particulier - l'événement particulier, le phénomène particulier, l'acte particulier et ainsi de suite. C'est autour de ceux-ci que nous construisons nos divers schémas scientifiques et autres, c'est par l'invention des " lois " qui relient les phénomènes divers que nous " expliquons " ou " rendons compte de " ces phénomènes - lois qui en fait ne sont que des " solutions imaginaires ", comme tout le reste. Aussi la 'Pataphysique, étant LA Science, exige-t-elle un retour au particulier - laquelle conclusion d'ailleurs, constitue l'une des " définition " fondamentale de la 'Pataphysique:

" LA PATAPHYSIQUE EST LA SCIENCE DU PARTICULIER, DES LOIS QUI REGISSENT LES EXCEPTIONS... Un retour au particulier montre que chaque événement détermine une loi, une loi particulière. La 'Pataphysique relie chaque chose et chaque événement non à une généralité (qui n'est au fond qu'un moyen de souder ensemble des exceptions), mais à la singularité qui en fait un exception. " (19)

Mais la 'Pataphysique, par définition, est aussi la science de tout - et les " solutions imaginaires " constituent une partie (pour l'homme, une partie fort importante) de ce tout. Aussi la 'Pataphysique, tout en étant la Science du Particulier, se pose-t-elle également en SCIENCE DES SOLUTIONS IMAGINAIRES. Elle est donc science de la " réalité " et de l'irréalité totales, de ce monde et de tous les autres; elle seule comprend tout: selon les statuts du Collège lui-même, elle est illimitation. D'ailleurs, non seulement elle est science du " réel " et de l'irréel, mais elle est aussi science de la " Science " même - qu'elle étudie de façon critique - , et science d'elle même, s'étudiant de la même manière. La 'Pataphysique est pataphysique - selon une expression chère au Collège au N° degré! C'est d'ailleurs et enfin à cause de illimitation et de cet esprit d'autocritique perpétuelle que " LA 'PATAPHYSIQUE EST LA SCIENCE... " (20)

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Ici il faut ouvrir une parenthèse. Si en effet la 'Pataphysique est la science de tout ce qui existe (comme de tout ce qui n'existe pas), et si tout ce qui existe est pataphysique, il s'ensuit que - selon les termes du Collège lui-même - nous sommes tous pataphysiciens. Cependant, sur ce point il faut faire deux distinctions essentielles La première est une distinction entre la 'Pataphysique, et la Pataphysique - distinction qui se fait notamment à l'intérieur du Collège de 'Pataphysique, dont l'orthographe révèle la vraie vocation:

" Car c'est en lui que se fait l'unique et fondamentale distinction entre la Pataphysique, substance, si l'on peut dire de l'être et du non-être, et la 'Pataphysique, science de cette substance, ou en d'autres termes entre le Pataphysique qu'on est et la 'Pataphysique qu'on fait. " (21)

C'est à dire, il faut distinguer entre tout ce qui relève du domaine des " solutions imaginaires " - à savoir tout - et ce qui constitue, précisément la 'Pataphysique, et la science qui étudie ces solutions imaginaires - ou cette Pataphysique - et qui s'appelle la 'Pataphysique; science qui reste toujours - par définition - consciente de la pataphysicité de tout (y compris d'elle même), toujours remplie d'un esprit d'autocritique absolue. On peut donc parler de la " Pataphysique inconsciente "- " substance " - et de la " 'Pataphysique consciente " - science8.

En plus - nous en venons à la deuxième distinction qu'il convient de faire - , si tout en effet est pataphysique et si nous sommes tous , inéluctablement des pataphysiciens, il faut distinguer entre ceux qui sont conscients de leur vraie nature pataphysique et ceux qui l'ignorent ou selon les termes du Docteur Sandomir:

" Aussi y a-t-il, comme l'énoncent nos Statuts, deux sortes de pataphysiciens: d'une part ceux qui le sont sans le vouloir ni le savoir: c'est, ce doit être, ce sera l'immense masse de nos contemporains, d'une part, ceux qui se reconnaissent, s'affirment, s'exigent Pataphysiciens et en qui la Pataphysique surabonde. " (22)

Est-il besoin de la signaler que ce sont ces derniers - évidemment - qui constituent le Collège de 'Pataphysique.

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Quelle sera l'attitude du pataphysicien - il s'agit, bien entendu, du pataphysicien conscient - à l'égard de l'énorme masse des " solutions imaginaires " - c'est-à-dire, à l'égard de la Pataphysique des hommes ? Nous avons vu que la 'Pataphysique est la Science des Solutions Imaginaires; il s'ensuit donc, évidemment, qu'elle ne peut pas rejeter cette masse de solutions imaginaires. Mais elle ne peut en accepter aucune non plus - du moins à titre de " vérités " - sans trahir ses propres postulats. Il s'agit donc de trouver un moyen terme entre l'acceptation et le refus: la 'Pataphysique si elle n'accepte aucune explication scientifique de l'univers, si elle tient toutes les valeurs pour de simples " faits d'opinion " (23), si elle n'accorde de préférence à aucune d'entre elles, les admet toutes néanmoins - en les mettant toutes sur le même plan.9 A commencer par la science elle même:

" La 'Pataphysique fait bon accueil à toutes les théories scientifiques (et elles vont bien!) : elle traite chacune d'elles, non pas comme une généralité, mais comme une tentative, parfois héroïque et parfois dérisoire, pour apposer l'étiquette " vrai " sur l'une de ces interprétations... " (24)

Puisqu'il ne peut y avoir aucune " certitude ", aucune " vérité objective " ou " absolue ", dans quelque domaine que ce soit il s'ensuit pour le pataphysicien (logicien impeccable)10 que

" le plus simpliste des mythes ou la plus géniale des intuitions, dès qu'ils sont possibles, ont tout crédit pour être mis au rang même de cette suprême et hyperstatique sur-aberration. La Pataphysique contient tous les infinis " (25)

Nous arrivons ainsi à la formulation de l'un des postulats fondamentaux de la 'Pataphysique: celui de l'EQUIVALENCE PATAPHYSIQUE DE TOUTES CHOSES. " A l'égard de la 'Pataphysique, tout est la même chose ".(26)

" Il n'y a donc plus aucune différence, ni de nature, ni de degré entre les esprits, non plus qu'entre leurs produits, non plus qu'entre les choses. Pour le Pataphysicien Total le graffite le plus banal équivaudrait au livre le plus achevé, voire aux Gestes et Opinions du Docteur Faustroll eux-mêmes, et la moindre casserole fabriquée en série à la Nativité d'Altdorfer: qui d'entre nous oserait se croire arrivé à cette extravoyance? Tel est pourtant le postulat de l'Equivalence Pataphysique sur lequel, comme le cycle hippoxylique sur son pivot, indiscernablement trouvent leur tournoyante base les mondes de mondes et les ersatz d'esprit. Ainsi, quoique la démocratie ou démophilie ne soit pour lui qu'une fiction parmi les autres, la Pataphysicien est-il sans aucun doute le seul détenteur du record absolu de démocratie: sans effort il surpasse les égalitaires en leurs propre spécialité... " (27)

Ce postulat de l'équivalence pataphysique de toutes les choses - qui implique forcément, entre autres choses, un nivellement total de toutes les valeurs - est d'une telle importance qu'il faut nous y attarder, en choisissant certains exemples qui montrent bien ses conséquences sur les plans esthétiques et moral, en particulier. C'est ici que la célèbre création de Jarry, Ubu, devient très utile comme symbole. L'archétype de toute beauté n'est nul autre que M. Ubu! voilà la question esthétique tranchée de manière définitive. Quand au plan moral en éthique, c'est encore une fois Ubu qui représente pour la Collège, selon les termes de J-H. Sainmont, " la Valeur suprême et l'Avaleur aussi ".

On ne semble jamais se lasser dans le Collège d'insister sur la différence qui existe entre l'attitude du pataphysicien (idéal) et celle de l'humanité vulgaire - pataphysiciens involontaires et inconscients - à l'égard des valeurs " éthiques " et des " croyances " - religieuses et autres - des hommes. Une manière de souligner cette différence est d'essayer de se situer en dehors de l'humanité : c'est pourquoi le Collège fait appel à la personne du Transcendant Satrape Lutembi, vieux sage crocodilien qui écrit sur les bords du lac Victoria en Ouganda ( " le ventre sur le sable et la queue dans l'eau, ce qui représente le maximum de ma conscience professionnelle... ") pour exprimer le point de vue crocodilien sur l'humanité.

Pour le Satrape Lutembi, toutes les diverses idées ou " croyances " de l'humanité ne sont jamais qu'un simple revêtement des mêmes " totems ". Il voit mal quelle différence il peut y avoir entre, par exemple, le chrétien qui " croit " en Dieu et la marxiste qui " croit " au Progrès ou à l'Histoire .

" De bons observateurs scientifiques m'ont dit, et je n'ai aucune raison de douter de leur témoignage, que des sectateurs du Progrès et des adorateurs de la tradition, que des initiés à des cultes féroces générateurs des plus intéressants massacres, et bien des illuminés croyant aux dieux abstraits du juste ou du beau, sont impossibles à distinguer quand on les regarde ou les flaire même attentivement... " (28)

Le vieux sage macrosaurien trouve dans ce qu'on pourrait bien appeler la religion séculaire des modernes un parallèle exact de l'ancienne religion :

" Il y a d'abord le Progrès, la Libre Pensée et la Laïcité, et sur le même plan la Science; c'est dans les mythes humains le décalque exact de la Sainte Trinité: le Progrès est le Père, parce qu'il engendre, la Libre Pensée est le Verbe (avec ses deux natures en une personne), qui est éternellement engendré par le Père, et la Science est le S. Esprit qui procède du Père ou du Fils et qui est leur émanation substantielle, leur raison d'être, si ce mot relatif peut s'appliquer à ces réalités transcendantes... " (29)

Toutefois, cette unité intrinsèque n'empêche pas que

" deux sectes de sorciers se querellent pour de simples questions de mots qui peuvent recouvrir des rivalités de clientèles: Science contre S. Esprit, ou Matérialisme historique contre Empirisme Organisateur, que sais-je ? ... " (30)

Ailleurs, le T.S. revient sur la question, cette fois en parlant des martyrs:

" Ils ont beau s'attaquer réciproquement à cause de leurs différents totems, ou même, pour certains enragés, à cause de leur soi-disant " irreligion " (concept encore plus humain que son antonyme); en réalité, on le voit par ce test, ils ont tous le même point de morsure [expression chère au T.S.] en ce qui concerne les martyrs; ils en ont tous, ils en fabriquent au besoin (ce ne sont pas toujours les mêmes mais ce n'est là qu'une broutille), et ils manifestent ainsi une nouvelle fois, qu'il n'y a qu'une seule " religion " pour tous en vos régions déshéritées, sous l'apparente et factice diversité de détails sans importance. Tout cela est profondément humain. " (31)

Tel est le point de vue " non-humain " - qui est en l'occurrence également un point de vue pataphysique - des croyances et des valeurs humaines.

D'autres membres du collège s'expriment d'une manière plus directe (ou plus " sérieuse ", si l'on veut) sur des problèmes semblables. La question " morale ", par exemple, paraît être d'une telle importance que le Collège lui a consacré un numéro spécial des Cahiers: Sur la Morale. Dans un des articles de ce numéro - " Unité des Morales et de la Morale " -, Amélie Templenul affirme que toutes les morales - religieuses ou laïques, progressistes ou obscurantistes - qui ont jamais existé, reviennent en fin de compte au même. Tous les moralistes, dit-elle , veulent conserver à l'homme

" une possibilité de choix, au moins entre deux options (bien ou mal, orthodoxie ou hétérodoxie, scientisme ou obscurantisme, marche vers l'Avenir - radieux - ou stagnation dans le Passé - infect -, bonnes ou mauvaises mœurs, etc)... Mais quelles que soient ces options, le résultat est, pour le réconfort des Pataphysiciens, aussi bien que les autres, tenacement identique. La constatation est, comme on le sait, de Julien Torma. De quoi s'agit-il en toute morale (même individualiste)? Obéir d'abord, sous quelque prétexte que ce soit, à ceux qui commandent (sauf dans les rares cas où il y en a qui sont mieux autorisés à commander parce qu'ils commanderont effectivement demain); quand à ceux qui commandent, leur devoir est de commander; ceci de par leur Mission divine ou historique, ce qui est la même chose. La règle d'or, en cas de délit ou de faute, reste: Ne pas se faire prendre; être en règle avec tous les gouvernements extérieurs, intérieurs, d'en Haut, du fond du pro-fond. La vertu est, de tous les moyens d'y parvenir, à la fois le moins dangereux et le plus efficace, en presque tous les cas. Tel est le dogme intangible. Pour le reste, les excursus philosophiques, métaphysiques, sociologiques, psychologiques, utilitaristes, révolutionnaires, etc., en reviennent simplement à justifier, de façon plus ou moins compliquée, les mœurs en vigueur, et jusque dans leurs plus délicates nuances... " (32)

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Que la morale soit " capitaliste " ou " révolutionnaire ", " bourgeoise " ou " prolétaire ", chrétienne ou athée-humainste, partout il s'agit de trouver des lois, des règles auxquelles on obéira, des principes pour guider. On voit aisément la différence entre une telle position et celle du pataphysicien (idéal) - pour qui toutes ces lois et toutes ces morales ne sont que de simples point de vue, tous également valables.

Philippe Vauberlin, dans un autre article du même Cahier - article dont le ton devient par moments assez âpre -, s'en prend à deux concepts et à deux valeurs spécifiques: le " Progrès " et la " Sincérité ":

" A l'observateur curieux des mœurs de l'intelligentia, il apparaît que deux " valeurs " surpassent actuellement toutes les autres en " valeur ": le Progrès et la Sincérité... Dans cette vaste Banque morale des " Valeurs ", les actions et obligations qui relèvent de ces valeurs-là, sont celles qui gagnent tout le reste de la circulation monétaire...

" Mais le mari [c'est-à-dire le " Progrès "] est vieux déjà. Il a beaucoup servi au XIX° siècle; et en vieillissant, il a changé. Jeune, il était irrésistible, vainqueur et perfecteur: seuls, de naïfs campagnards ou marxistes y croient encore sous cette forme. Les autres, les non-naïfs, les experts, les marxistes avertis, les pessimistes, les sceptiques n'y croient d'ailleurs pas moins, mais admettent qu'il faut prendre des précautions et le " sauver ", perpétuellement, auxquelles conditions ce progrès, devenu plus émouvant parce que plus fragile, continue, rigoureusement la même, sa radieuse marche en avant dans ... les imaginations ... On en est toujours à " Plein Ciel " de Victor Hugo..

" Cependant, si solide que reste la position boursière du vieux Progrès, l'analyste attentif ne manquera pas de discerner au XX° siècle, un fétiche beaucoup plus efficace ou pour continuer à parler d'or, une " valeur " plus sure encore et plus généralement monnayable... "

La sincérité sauve tout:

" On le voit même si l'acte de foi n'est point selon le bon dogme ou les meilleurs rites, néanmoins, la sincérité sauve la " valeur " morale. Pour l'efficacité, bien sûr, on repassera. Mais les consciences délicates, même marxistes, savent montrer qu'elles apprécient cette subjectivité.

" Même les attentats contre le Progrès ou contre l'Humain, qui, c'est connu, ne sauraient être absous.., sont néanmoins comme minimisés et voient leur perversité en quelque sorte diluée par le versement de quelque somme que ce soit de Sincérité.

" Le seul crime impardonnable, ineffaçable, inexpiable, le " péché contre le Saint Esprit " de l'Evangile Moderne, c'est l'absence de sincérité. Elle prend bien des formes: la mystification, la contradiction volontaire avec soi, le manque de sérieux, le refus de révéler ses sentiments, le refus d'en avoir à révéler, l'inavouable en un mot. " (33)11

Cependant sans nier la possibilité de diverses sincérités, l'auteur les identifie à l'imposture:

" ...Cette Sincérité est une attitude comme une autre. On la prend: donc on en joue. Tartuffe est seulement un mauvais joueur, qui avait besoin d'un imbécile de l'envergure d'Orgon pour réussir à faire une dupe. Un " authentique " Saint est un Tartuffe beaucoup plus fort. Ou, si l'on veut, le seul et authentique Tartuffe est le Saint... " (33)12

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Le point de vue de ces pataphysiciens peut sembler peu " humaniste " - ce qui risque de choquer dans un siècle où tous les gens qui se respectent sont humanistes. Une telle observation paraît bien, pourtant, être juste. Voici encore une fois M. Vauberlin qui parle du mot " humain " (ou plutôt: " Humain "):

" L'Humain, valeur ferme sur tous les marchés et d'une belle souplesse dans les crises ou même les Krachs, a été d'abord un simple substitut au Progrès. Tel est l'Homme de V. Hugo . Aujourd'hui l'Humain semble une synthèse du Progrès et de la Sincérité, du Social et de l'intérieur , une sorte de produit hermaphrodite de l'accouplement de nos deux grands Dieux. Ainsi l'Humain de MM. Camus, Sartre, ou des rédacteurs d'Europe. " (34)

Et Sa Magnificence le Dr Sandomir (qui d'ailleurs semble partager les vues de Vauberlin sur l'impossibilité de la " sincérité " ) semble aller jusqu'à nier la " réalité " de la " personne humaine " en parlant de

" ce culte de la Personne Anthropoïdienne que depuis quelques lustres on s'efforce d'ériger à la place de celui de Dieu ou des Dieux...

" Jamais plus qu'en ces temps, on n'a parlé d'Humain, d'Humanité, voire d' " homme humain ", et même de Personne ou de Personnalisme: notions grossièrement propinatoires - ou, ce qui revient au même, spécifiques de l'éloquence ministérielle aux comices culturels et aux distributions de prix virtuels. On couronne tous les lauriers, on nimbe de toutes les auréoles cette moyenne, cette absence, cette nullité. car n'est-ce pas ce que signifie le mot personne ? L'homme n'est pas. C'est une PERSONA, un masque posé sur l'animal qu'on suppose, pour la commodité de la démonstration, le plus évolué de tous. Ou encore c'est un rôle appris et plus ou moins su, comme ceux des pensionnaires de l'Ile du Docteur Moreau . Fiction théâtrale et dont les seuls spectateurs sont d'autres cabots.

" Dieu, " ce méchant plumage ", avait au moins la transcendante supériorité d'être l'irréelle projection de l'irréel Homo Pataphysicus, tel que même les plus arriérés des Pithécoïdes glabres et anoures ne pouvaient manquer de se le représenter...

" Or, contrairement à ce que croient les penseurs logiques et progressistes, l'Homme à majuscule est qualifié bien plus prétentieusement que ce simple Dieu. Pataphysique qui se nie, - et qui par là est impuissante à être anti-pataphysique . L' " H "omme se prétend " réel ": il entoure cette irréelle " réalité " de fictions juridiques destinées à la garantir et, dans sa simplicité, il les veut croire insérées dans un ordre naturel ou historico-dialectique. Qu'elles ne soient pas moins illusoires que cet ordre lui même, c'est pourtant ce que lui démontreraient l'histoire et la vie, si la démonstration comme l'histoire et la vie, n'étaient elles même que scurriles chimères, des contes féeriques ou des moralités puériles, trop visiblement exigées par des adultes apeurés et talonnés du besoin de se rassurer. Tel un diplomate que des anthropophages préparaient pour la cuisson, l'Homme revendique des égards! Il trépigne enfantinement en songeant qu'il sera balayé comme les homériques feuilles d'automne. Et il n'arrive pas à saisir, tout en le soupçonnant pourtant, que ces égards sont uniquement et prépondéramment pataphysiques. " (35)

Or, est-il besoin de le demander? - sans cette " personnalité ", sans une " réalité humaine ", que devient l'humanisme ?

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Nous en venons finalement à ce qui pourrait être la manifestation finale du " nivellement de toutes les valeurs " effectué par la 'Pataphysique; il s'agit d'un court article signé Jean Smaragdis paru dans le Cahier sur la morale sous le titre: " Rôle bienfaisant des Armes Nucléaires ". L'auteur voit dans la dévastation des explosions nucléaires une solution aux problèmes de surpopulation de la terre:

" Les guerres n'ont apporté qu'un palliatif dérisoire. Dans le dernier quart de siècle nous en avons eu de bonnes, qui semblaient avoir pour effet une heureuse élimination de matière humaine. Peine perdue, la progression a continué aussi régulière. Et l'appoint des inondations chinoises, des famines hindoues a été insignifiant. " (36)

Dans un autre contexte, on pourrait croire à la satire, à l'humour noir. Dans la perspective de la 'Pataphysique, cependant, - qui, rappelons-le, est LA Science - , il s'agit simplement d'un point de vue rigoureusement scientifique. Qui est également, certes, non-" humaniste ". Mais sur quoi alors l'humanisme est-il fondé? Avec quelle justification peut-on dire qu'il y a plus de "valeur intrinsèque" dans la vie d'un homme que dans celle d'une fourmi qu'on écrase du pied? On comprend très bien M. Sartre quand il écrit grandiosement: " Aucune morale de l'inhumain n'aura mon assentiment ", c'est un homme (nous le sommes tous); il est naturel qu'il choisisse le parti de l'humanité - de sa propre équipe. Mais d'un point de vue rigoureusement scientifique, (du point de vue de tous les univers réels ou imaginaires), comment justifier un tel parti pris de l'humanité - plutôt que des crabes ou des fourmis? La 'Pataphysique ne fait que maintenir le point de vue scientifique jusqu'au bout; et Smaragdis ne fait qu'envisager le genre humain dans la même perspective où nous autres hommes, nous envisageons les autres espèces:

" ...contrairement à ce qu'on pourrait croire, c'est l'accroissement d'une espèce qui met son existence en danger: dans un champ, quelques spécimens d'une plante peuvent se reproduire pendant de nombreuses années: si pour quelques causes, ils se mettent à pulluler, c'est alors que l'année suivante on pourra constater une totale disparition... "

Et la conclusion, la seule conclusion scientifique ou "objective" possible:

" Les hommes, dit un célèbre poète grec, Homère, sont comme les feuilles des arbres... " (37)

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Un tel point de vue - détaché pour ainsi dire - de l'humanité n'est possible qu'à celui qui se situe13 à l'écart des petits problèmes quotidiens de la vie, et même en dehors du courant de l'Histoire. Pour considérer avec un même détachement et un même intérêt tous les actes et tous les événements de l'histoire, il est nécessaire de dépasser le mythe historique et le mythe humain. Sur le fond de l'infini, quelle importance peut avoir une vie humaine, ou même la vie de tout le genre humain? Ce qui explique pourquoi ceux qui veulent changer le monde doivent à tout prix rester dans une perspective historique et au milieu de l'humanité.

D'ailleurs, si de ce point de vue qui est en réalité une Absence de Point de Vue, la valeur de l'Homme et du Genre Humain n'a plus rien de déterminant, il doit en être ainsi également de toutes les idées et croyances des hommes. Le point de vue pataphysique est loin de constituer une exception à cet égard: la réflexion historique peut nous pousser tous vers un point de vue analogue. Combien nous paraît-il dérisoire aujourd'hui, par exemple, la cause pour laquelle des milliers de croisés se sont fait tuer! Combien peu importantes nous paraissent les différences de dogmes pour lesquelles des milliers d'hommes se sont battus dans les diverses guerres de religion! Et pouvons-nous être certains que des générations futures ne feront pas aussi bon marché de nos croyances à nous, que nous prenons tellement au sérieux?

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Il n'est pas du tout étonnant qu'on trouve dans les écrits du Collège - et dans ceux de son Vice-Curateur-Fondateur en particulier - une telle spéculation - avec ses conséquences positives - sur l'histoire. Des observateurs de celui-ci au sujet de la vision historique - ou an-historiques - de Michel Nostradamus, par exemple, révèlent une sympathie très évidente avec les conceptions de ce dernier:

" Dans ces deux textes magistraux ... on découvre peu à peu la grande idée, dont Nostradamus fait le postulat de l'évolution universelle. Ce postulat c'est qu'il n'y a pas d'évolution, ni, au fond, d'histoire. Dès qu'on regarde d'un peu haut de la maison-observatoire de salon ou simplement du haut de la Peste - la différence entre les époques, la couleur locale, l'évolution des idées et des institutions, la balancement des peuples apparaissent comme des quantités infinitésimales ... " (38)

C'est ainsi que le Vice-Curateur-Fondateur peut prendre, dans la Harangue Inaugurale du Collège, une attitude détachée vis-à-vis de l'histoire de ce siècle: tout est folie, tout est pataphysique:

"Depuis la mort apparente d'Alfred Jarry, il semble que l'humanité ait inconsciemment pris à tâche d'incarner - non pas plus réellement car ce n'est pas possible, - mais plus ouvertement et plus fulgurament, l'ampleur explosive et l'indéfinie profusion de la Pataphysique (Profond silence révélant l'extrême attention). Notre premier Décervelage Mondial et la paix qui s'en suivit, nos prospérités et nos crises, nos surproductions et dettes conjuguées, notre moral et notre défaitisme, l'esprit vivificateur et les lettres assassines, nos mythologies scientifiques et nos mystiques, nos vertu civiques ou militaires et nos lois révolutionnaires, nos désespoirs platoniques et autres, nos fureurs fascistes aussi bien que démocratiques, notre occupation et notre libération, notre collaboration comme notre résistance (aucun mouvement divers), nos triomphes et nos immolations la diaphanéité de nos maigreurs comme la noirceur de nos marchés, puis, la reprise imperturbable et inévitable des criailleries du forum, nos radios, nos journaux, nos organismes nationaux et internationaux, nos tribunaux de règle et d'exception, nos pédagogies de tout poil, nos maladies et nos manies, tout ce qu'on écrit, tout ce qu'on chante, tout ce qu'on dit et tout ce qu'on fait, toute cette masse d'impayable sérieux, toute cette inexorable bouffrerie , ce Colisée de blablabla semblent avoir été concertés avec une admirable application pour qu'aucune fausse note ne vienne déparer cette universelle et impeccable Harmonie Pataphysique. (Tonnerre d'applaudissements) ... " (39)

D'où la conclusion incontestable:

" Pataphysiquement on peut dire que tout est pour le mieux dans le plus pataphysique des mondes possibles. Il ne saurait y avoir plus de Pataphysique qu'il n'y en a dans ce Monde-ci, parce qu'il n'y a qu'elle. Il est dans toute sa dimension le véritable Collège de 'Pataphysique. " (40)

[Ici commence la seconde partie de la thèse]

Résumé de l'épisode précédent :

Il s'est agi de rappeler en quels sens la 'Pataphysique est la Science, et comment la considération des Solutions Imaginaires ne se distingue pas de l'Equivalence ni du rabais des valeurs : progrès, sincérité, l' "humain " ... La question se pose alors de savoir si la 'Pataphysique n'est pas une sorte de pessimisme ou d'anarchisme.

La 'Pataphysique verse-t-elle donc dans un nihilisme total ? Oui, en un des sens du mot nihilisme : la 'Pataphysique refuse toute hiérarchie de valeurs ; elle ne voit dans les " valeurs " que des faits d'opinion et scientifiquement ne se permet pas de choisir entre eux. Mais en d'autres sens du mot nihilisme, non : la 'Pataphysique ne préconise apparemment pas une destruction totale ou un anéantissement universel - un " retour au néant ", selon une jolie expression française ; elle n'entreprend même pas ( en principe, du moins) de détruire les diverses " valeurs " existantes. Ecoutons là-dessus un des prospectus du collège " Qu'est-ce que le Collège de 'Pataphysique ?" :

" Il ne s'agit pas ... de dénoncer les activités humaines et la réalité cosmique ; Il ne s'agit pas d'afficher un pessimisme moqueur et un nihilisme corrosif. Au contraire, il s'agit de découvrir l'harmonie parfaite de toutes choses et en elle l'accord profond des esprits (ou des ersatz qui en tiennent lieu, peu importe). Il s'agit pour quelques-uns de faire consciemment ce que tous font inconsciemment ".

Il est clair qu'il reste encore des précisions à apporter, des conclusions à tirer. en premier lieu, il faudrait répéter ce que nous avons déjà dit au sujet des différences entre la 'Pataphysique et certaines formes de la philosophie " existentialiste ". Bien sûr, " la vie est absurde ..." ; il n'existe aucune " raison " ou " justification " pour quoi que ce soit ; " tout est la même chose " et ainsi de suite. Mais c'est précisément parce que toutes les " règles de la vie " sont arbitraires que la vie ressemble à un immense jeu. Pourquoi ne pas, alors, la considérer comme tel ? Pourquoi ne pas prendre les " règles " comme celles d'un jeu - en sachant que " tout cela n'est pas sérieux ", que " tout cela ne compte pas ", mais pour l'intérêt et l'amusement du jeu ? Tout en gardant son détachement pataphysique, ce que les profanes appellent prétentieusement " liberté intérieure ".

Deuxièmement, il faut développer une idée que nous avons déjà soulevée en passant. Si en effet la 'Pataphysique ne considère aucune idée, aucune croyance, etc., qu'en les mettant toutes sur le même plan, elle ne les nie, ni ne les détruit pas pour autant. Si, pour elle, " tout est la même chose ", si rien n'est à préférer, de même rien n'est à refuser ou à rejeter. La 'Pataphysique, Science du Particulier et Science des Solutions Imaginaires, est, par définition science de TOUT. Le pataphysicien, donc,

" ne nie rien, il exsupère. Là comme partout. Il n'est pas venu pour abolir mais pour ademplir.

" Une telle allure pourrait sembler scandaleuse aux férus des dogmes du passé ou du présent, inscients de leur nature. Elle paraîtra négative - et négatrice de la " Science " et de l'" Art ". Pourtant ce n'est là, comme en tout, qu'une apparence. Nul n'est plus positif que le pataphysicien : déterminé à tout placer sur le même plan, il et prêt à tout accueillir et cueillir avec la même avenance. " Tout m'est fruit en ce que, Nature, m'offrent tes saisons ". L'hostilité ne l'effleure même pas. Il n'a rien contre ce que le vulgaire appelle délire ou insanité, ni contre ce que les habiles traitent de sottise. Il y voit strictement autant qu'en habileté ou la sagesse : car dans la vie, cette folie est pour beaucoup une très suffisante raison d'être et en définitive un congruent ameublement de leur pensées

Sa propre attitude même, il ne la distingue pas du reste : il la nomme 'Pataphysique, s'accordant seulement, selon le conseil de Jarry, le bénéfice de cet infime apostrophe dont notre Collège a sagacement délimité la portée et l'emploi... " (41)

Loin de refuser et d'exclure, donc, la 'Pataphysique crée un état d'esprit d' " accueil " à tout et de réceptivité devant tout, le potentiel comme l'existant. Elle s'ouvre alors - suivant Jarry - à tout ce qui peut sortir de la fantaisie, du rêve, de l'imagination au sens le plus large, autant qu'à toutes les " solutions imaginaires " possibles ayant rapport au monde " extérieur "

Tout en étant " aberrance ", d'ailleurs, la 'Pataphysique - toujours Jarry - s'intéresse particulièrement à tout ce qui est " aberrant " : au " visionnaire ", au " mystique ", à l'" éthernité " - ou simplement à ce que Sa Magnificence le Dr Sandomir appelle, en parlant de Rabelais la " griserie " :

" [...] Un homme du XVI° [siècle] s'en serait satisfait [d'une rencontre verbale]. Non, croyez-le, qu'ils aient été plus naïfs que nous : mais parce que la griserie leur semblait avoir en soi une valeur. En cela n'étaient-ils pas meilleurs pataphysiciens que nous ? " (42)

Or cette envolée de la conjecture, n'est-ce pas ce que signifie (entre autres choses) la Gidouille adoptée par le Collège en tant qu'insigne ?

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La 'Pataphysique s'ouvre donc sans réserve à n'importe quelle forme de pensée. En ce qui concerne la croyance religieuse par exemple, rien ne s'oppose à ce que le pataphysicien " croie " à tout ce qui lui plaît : à condition qu'il ait bien conscience de la signification du mot " croire " (=admettre arbitrairement), signification que les croyants s'appliquent à ignorer (faisant du " croire " un " savoir " très supérieur). Il va de soi qu'à ce jeu toutes les croyances s'équivalent et que nulle ne saurait prévaloir. Bien entendu, ce genre de croyance ne semblerait guère satisfaisante aux diverses sortes de " croyants " vulgaires, quelle que soit leur " religion " ; car ils veulent tous que la croyance soit exclusive. Or, la 'Pataphysique n'exclut rien ; selon les Statuts mêmes du Collège, comme nous l'avons déjà vu, elle est " illimitation " (Art.2 - Section 2).

" On conçoit mal que la pensée religieuse soit interdite au Pataphysicien, et que le blasphème ou la parodie en soient le seul accès. La " forme " religieuse n'a rien d'offensant ni de déconcertant : elle est pour nous une forme pataphysique parmi les autres, au même titre que la pensée de Marx ou de Maurras ou que la poésie de Rimbaud et de Jacques Delille. L'irrécusable Pataphysicien ne saurait la considérer comme particulièrement étrange ou blâmable. D'ailleurs l'hostilité est une forme de la naïveté qui relève de la pataphysique inconsciente et que le pataphysicien expertise scientifiquement comme toute autre pensée : cette hostilité est une forme de pensée religieuse au Premier Degré.

" Mais comme on l'a déjà dit plusieurs fois en ce Collège, le Pataphysicien peut tout faire et tout dire. Même et surtout ce qu'aucun autre ne peut faire ou dire sans se déconsidérer. Pataphysica liberabit vos 14. Allais représentait Sapek allant à la messe avec conformité ; Jarry étudiait scrupuleusement les opinions sur les Clous du Seigneur. Et ce n'était point par une cavillation scurrile, comme le croient les avaleurs de valeurs et les relaveurs d 'Humains, mais simplement, réellement, parce que c'étaient là des opérations qui les intéressaient pataphysiquement... " (43)

Il en va de même de la morale, au sujet de laquelle le Dr Sandomir écrit :

" Y a-t-il impertinence à ce que l'Homo Pataphysicus soit moral ? Tout bien prémédité et conféré, on peut ey on doit répondre qu'il n'y a point d'impertinence... La moralité est une forme pataphysique aussi pataphysique qu'une autre

" L' l'Homo Pataphysicus sera donc moral aussi bien qu'immoral : de sa moralité ou de son immoralité, ou, pour parler plus scientifiquement, de ses moralités ou de ses immoralités, il saura faire des motions ou des promotions consenties et assenties de sa 'Pataphysique personnelle, - alors que chez le vulgaire elle n'en sont que des émotions, commotions et locomotions parfaitement ignorées et extrinsèques... " (44).

Malgré les jugements hâtifs de certains observateurs superficiels, le pataphysicien n'a rien d'un " excentrique " ni d'un " non-conformiste " :

" Il n'y a pas à donner, selon une naïveté de notre temps, un privilège quelconque au " non-conformiste ", comme disent sommairement nos synchrones ; ils rassemblent, sous le soliveau d'une espèce d'ascèse prestigieuse et prestidigitatrice, le sodomiste, le voleur, l'assassin, le forçat et quelques autres, tous gens peu faits en réalité pour se connaître, grâce au simpliste subterfuge qu'ils manquent sur quelques points aux Bonnes Mœurs : nous espérons qu'il est banal pour nos lecteurs de prononcer que la psychologie de ces sous-estimés est aussi " bourgeoise ", puisqu'on en veut à ce mot, que celle des " bourgeois " ou d'ailleurs celle des " prolétaires "

" Le Pataphysicien, s'il n'a aucune raison d'être moral, n'a aucune raison de ne pas l'être. C'est pourquoi il reste le seul à pouvoir, sans la déchéance des " conformistes " que nous invoquions (et qui la pressentent), être " honnêtes ". Et de fait, c'est chez les pataphysiciens qu'on trouve les derniers exemples du travail parfaitement œuvré et fini, de l'érudition saine et intégrale, des qualités scientifiques entièrement désintéressées.

" Même l'honnêteté est donc possible à un Pataphysicien. Seul il l'assume en toutes ses dimensions. Autant que la malhonnêteté... Il suffit au Pataphysicien de les traiter toutes deux pataphysiquement. LA 'PATAPHYSIQUE SUFFIT A TOUT. " (45)

" TOUT EST PATAPHYSIQUE AUX PATAPHYSICIENS, A CONDITION PRECISEMENT D'ETRE PRIS PATAPHYSIQUEMENT. " (46)

En vertu du même principe et de la même attitude - étant donné que la " vérité " elle-même n'est qu'un pur mythe - la 'Pataphysique fait bon accueil à tous les " mythes " de l'humanité. Pourquoi pas ? Et d'ailleurs, ce que le vulgaire appelle mythe est intéressant ; il peut être aussi révélateur que la " vérité ". Au contraire de M. Etiemble, donc, le Collège ne pense pas

" que le mythe soit une chose mauvaise et qu'il faille le combattre et l'anéantir. D'abord parce que c'est impossible. Ensuite parce que la vérité s'apparente fort à la mythologie... Enfin, parce que la pullulation du mythe est intéressante : que ferions-nous, et M. Etiemble le premier, si nous n'avions les mythes pour nous re-créer ? " (47)

D'ailleurs, sans les mythes, sur quoi la critique professionnelle exercerait-elle ses talents de fusilleur ? Talents qui servent à créer de nouveaux mythes ajoutés aux anciens ou à leur place.

" Le mythe fait partie de l'homme : semblable aux ondes qui s'élargissent autour du point de chute de la pierre et qui permettent de la deviner. La critique scientifique et littéraire sérieuse n'est-elle pas, elle aussi une de ces ondes, la dernière venue, résultat des ondes précédentes, car on ne dérange pas Messieurs de Sorbonne pour des gloires qui ne sont pas longuement ressassées ?... " (48)

Pourtant le fait que tout soit mythe et que tous les mythes s'égalent n'empêche nullement le Collège de choisir - pour son propre plaisir - de cultiver lui-même certains mythes, à condition toujours, bien entendu, que ce soit pataphysiquement :

" A partir du moment même où il y parole, il y a nécessairement mythe. Selon l'étymologie et selon Valéry. Selon aussi et surtout, la doctrine de ce Collège. Tout écrivain est mythographe et les autres ne peuvent le penser que par mythe. Tout héros est mythique. Sans exception... Le mythe est notre raison d'être et de non-être. Nous en vivons et mourrons...

" Il y a un mythe de Lautréamont et de Delly, un mythe de Rabelais et d'Henry Bordeaux, d'Homère et de Jules Verne. Et de Kafka. Il y a un mythe de Jarry.

" Ce dernier, nous l'avons élu - très mythiquement -, avec tous les raffinements de la critique historique et de l'objectivité - autres mythes dont nous jouons - ou avec les divagations et les illogismes entretenus - encore des mythes jugés aussi scientifiques que les précédents. Nous l'ensoleillons de tous les feux d'artifice. Artifice ? par-fai-te-ment. " Et ainsi de suite ", dit Achras... " (49)

Il s'agit, donc, pour le pataphysicien de maintenir un équilibre labile (des plus délicats qui soient) entre le refus et l'acceptation, entre le détachement et l'intérêt, de ne jamais dire " non " à quoique ce soit tout en disant jamais " oui " à quelque chose d'exclusif - à moins que ce ne soit pataphysiquement. C'est à cause de cette nuance - subtile mais capitale - qu'il n'est pas juste de qualifier l'attitude devant la vie du pataphysicien (idéal) d' " indifférence ". Quand à trouver un mot pour qualifier avec justesse cette attitude, il n'en existe qu'un : la 'Pataphysique.

Cependant, le mot " attitude " même, à l'égard de la 'Pataphysique , n'est pas suffisant. Car il semble impliquer une situation de simple observateur - alors que le pataphysicien ne se tient pas à l'écart de la vie, en simple observateur. Au contraire ; et son secret est de maintenir son attitude intérieure - ce " détachement " pataphysique - tout en participant à la plénitude de la vie. Mieux vaudrait alors, peut être, parler non seulement d' " attitude ", mais d'un " mode d'emploi " (de la vie) :

" La 'Pataphysique est une attitude intérieure, une discipline, une science et un art qui permet à chacun de vivre comme une exception et de n'illustrer d'autre loi que la sienne ". (50)

Ayant ainsi terminé l'essentiel de notre exposé que la 'Pataphysique, il nous reste maintenant à dégager quelques conséquences de ce qui a été dit jusqu'ici, et à donner quelques ultimes précisions.

On voit aisément que l'un des éléments de l'attitude du pataphysicien s'apparente à ce qu'on est convenu d'appeler la tolérance - tolérance qui relève de l'universalité, de l'illimitation même de la 'Pataphysique. Pour la pataphysicien rigoureux, toutes les croyances, toutes les valeurs, tous les critères, toutes les manières sont également pataphysiques. Si certains hommes, donc, trouvent dans l'alcoolisme ou dans la Pyrolâterie une suffisante raison de vivre, le Pataphysicien les observe scientifiquement et, non moins scientifiquement, ceux dont la raison de vivre serait d'essayer de les changer. Il ne saurait prendre parti sur des futilités ou des idéologies qui seront périmées en quelques siècles, voire en un demi-siècle.

" La 'Pataphysique envisage l'univers réel dans sa totalité et tous les autres univers avec, - et professe qu'ils ne sont ni bons ni mauvais mais pataphysiques. " (51)

C'est le propos de la " pataphysique inconsciente " que d'être furieux ou persécuteur, dogmatique ou sectaire. Le Pataphysicien conscient est indulgent à toutes ces inconsciences. Il sait qu'elle résultent de la simple méconnaissance du caractère pataphysique de toutes les activités humaines sans exception ; sans excepter la 'Pataphysique elle-même bien entendu. Il ne peut donc condamner ou damner. Il reconnaît en toutes " l'Ontogénie Pataphysique ". Et à cause d'Elle, son indulgence se teinte de sympathie et même de complicité secrète.

Doit-on conclure alors que cette indulgence aboutit à l'inactivité ? Pas le moins du monde. Car encore une fois, s'il n'y a aucune raison pour faire quoique ce soit, il n'en a aucune non plus pour ne pas le faire :

" Il est d'autant que le pataphysicien puisse prendre plaisir au " travail " et répondre des manières les plus diverses aux appétits " normaux " (et " anormaux ") de la chair et de l'esprit, qu'il puisse parfois avoir des égards pour son prochain et même occuper un " poste responsable " dans la société. " (52)

Et de même, il n'y a pas lieu de refuser ces mêmes privilèges aux autres.

Qu'on ne commette donc pas l'erreur d'assimiler le Collège de 'Pataphysique à " ceux qui en tiennent pour les Lieux Communs de la révolution et de la révolte " (53), aux anarchistes, aux nihilistes, aux révoltés sociaux ou métaphysiques de tout poil (toutes positions relev ant de la morale, d'ailleurs, par leur refus même de quelque chose - ou de tout). Le pataphysicien rigoureux se dégage de tout point de vue " moral " - ou les adopte tous à la fois :

" La 'Pataphysique ne prêche ni rébellion ni soumission, ni moralité ni immoralité, ni réformisme ni conservatisme politique, et assurément ne promet ni bonheur ni malheur " (54)

Il serait tout à fait impropre - selon les pataphysiciens les plus éminents - de juger le Collège en le ramenant aux normes d'un parti, d'une école, d'une confession, d'une philosophie, et aux critères d'activité postulés par ce genre de groupements. Nos contemporains sont tellement obsédés par ces critères et notamment par l'activité de parti qu'ils sont presque incapables de ne pas les appliquer mécaniquement et indistinctement à, toute action et à toute pensée. Or la première et énorme différence entre le Collège et un parti ou une église, c'est qu'il ne s'adresse pas à tous. Toutes les morales, religions, politiques ont la prétention d'apporter une solution valable pour tous les hommes, au moins actuellement et souvent pour longtemps ou même pour toujours. Au contraire, selon l'expression du Dr Sandomir, les pataphysiciens sont " MINORITAIRES PAR VOCATION ". Il est donc entendu que l'immense majorité des hommes ne seront jamais pataphysiciens sinon involontairement et inconsciemment ; ils ne feront jamais partie du Collège. D'autre part, il ne s'agit pas pour le Collège d'œuvrer au bonheur de l'humanité, ce qui ne serait pas une détermination scientifique. Selon une formule célèbre (attribuée à Boris Vian par M. Pauvert, mais qui, paraît-il, n'est pas de lui),

" Seul le Collège de 'Pataphysique n'entreprend pas de sauver le Monde. " (55)

Une pareille entreprise relèverait de la plus enfantine des pataphysiques involontaires et inconscientes. En outre et accessoirement, c'est au nom de cette fin sublime, c'est pour sauver le Monde, qu'on cause aux mortels les pires maux qui les affligent et qu'on leur inflige les plus dures servitudes... Ainsi apparaît un autre aspect de l'indulgence du pataphysicien. il fait l'économie de la cruauté et de la manie d'ingérence qui travaillent les autres hommes : c'est qu'il n'a pas à sauver. C'est qu'il est dégagé de ce que le Dr Sandomir appelle " les orgies du salut " .

Cela lui permet de vaquer à ses occupations, quelles qu'elles soient, avec un esprit moins encombré et plus efficace. du moins en théorie. Mais les porte-parole du Collège en donnent de nombreux exemples dans les activités mêmes de leur société, dont la durée, l'équilibre financier, les réalisations constituent une sorte de " miracle " dans les conditions économiques et psychologiques de la vie actuelle en France.

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Abordons une autre problème. Nous avons indiqué que la 'Pataphysique comporte une indulgence universelle, un " accueil " à tout, étant bien entendu que tout est pataphysique. Cependant , que faire de ce qui est indiscutablement antipataphysique ? Car que tout pataphysique n'empêche nullement l'existence de l'Antipataphysique. Sa magnificence le Dr Sandomir s'est expliqué là-dessus la plus clairement, tout en définissant en quoi consiste cette Antipataphysique :

" Qui dit que le Collège ne dit-il pas enseignement ? Qui dit enseignement ne dit-il pas utilité ou prétention d'utilité ? Qui dit utilité ne dit-il pas sérieux ? Qui dit sérieux ne dit-il pas antipataphysique ? Tous ces termes s'équivalent (profonde sensation) . Et il serait trop facile de rétorquer que rien ne saurait être antipataphysique, puisque tout et même au-delà du tout sont pataphysiques. Cela est pataphysiquement évident mais n'empêche point cette Antipataphysique d'être. Car elle est : elle est pleinement ; elle est fortement ; elle est agressivement. Et en quoi consiste-t-elle ? Ah ! c'est ici que l'argument se retourne (soupir général de soulagement) : elle est précisément ignorance de sa propre nature pataphysique et c'est cette ignorance qui est sa pugnacité, sa puissance, sa plénitude et la racine de son être. Le sérieux de Dieux et des hommes, l'utilité des services et des œuvres, la gravité et le poids des enseignements et systèmes ne sont antipataphysiques, que parce qu'ils ne savent point se proclamer ni se vouloir pataphysiques, car, quant à l'être, ils ne peuvent faire autrement (Approbation générale). Ducunt volentem fata (i.e pataphysica) nolentem trahunt (Bravo !) ... " (56)

Quelle doit être l'attitude du pataphysicien (idéal) vis-à-vis de cette antipataphysique ? Il est très évident qu'elle ne peut pas être une attitude d'hostilité ou de condamnation. Comme le dit Monsieuye Sainmont :

" La polémique est étrangère au pataphysicien. La polémique elle-même est un sujet pataphysique. Nous l'observons scientifiquement (et la science n'empêche pas un sourire ou la pensée d'un sourire). Mais nous ne saurions polémiquer... étant situés dans ces Temples Sereins dont parle Lucrèce dans le de Natura Rerum. Notre attitude ... est une attitude plutôt admirative. nous sélectionnons, dans ce qui au vulgaire de l'élite paraît pure sottise, des réussites ... " (57)

Quand à la nature de cette antipataphysique, le Dr Sandomir la définit comme le sérieux, la gravité, l'utilité, tout ce qui touche à l'enseignement, tout ce qui est système, et ainsi de suite. A quoi on peut ajouter : l' " humour " et le culte du " sens " ou de la " signification ". De nos jours, même l'humour est devenu lourd et " signifiant ", même le rire doit viser un " but " quelconque, doit " servir ". Le " sens ", dit J Mauvoisin, " est une des idoles les plus inconsciemment et naïvement vénérées " (58).

Or, à ce culte du " sens ", la 'Pataphysique oppose

" l'éminente dignité de la légèreté ..., l'éminente dignité de l'art de parler pour ne rien dire, qui souvent est plus significatif que l'art de vouloir tout dire. " (59)

Que l'on accuse donc pas le pataphysicien de plaisanterie : qu'on ne parle pas d' " humour ", au sens normal du mot, à son égard. ce contre-sens a été commis à propos de Jarry, qui fut pris par ses contemporains, et même par beaucoup de ses intimes, pour un plaisantin ou un fou.

" La 'Pataphysique n' a rien à voir avec l'humour, non plus qu'avec cette espèce de folie apprivoisée, bruyamment mise à la mode par la " psychanalyse ",

dit Roger Shattuck sous la rubrique : " La 'Pataphysique est d'allure imperturbable ". Et il continue :

" Le comique et le sérieux sont identiques : le comique est un sérieux qui s'excuse par la bouffonnerie, le sérieux pris au sérieux est inexorablement bouffon. C'est pourquoi la pataphysicien reste attentif et imperturbable ... Cette imperturbabilité lui confère l'anonymat et la possibilité de goûter l'entière profusion pataphysique de l'existence... " (60)

Le Collège ne se lasse jamais de réitérer la différence qui existe entre la 'Pataphysique et l'humour ; c'est pourquoi nous imiterons ici son insistance. D'après J-H. Sainmont, par exemple, l'humour de nos jours

" est devenu métaphysique et déontologique. Il y a quelques années, comme une revue parisienne (la Nef, jan. 1951) priait ses collaborateurs de définir l'humour, le résultat fut édifiant : nul ne voulait passer pour un farceur, et chacun fit clairement savoir que, s'il avait de l'humour, c'était avec les plus solides garanties philosophiques, éthiques, logiques, psychanalytiques, sociologiques, etc., étalées le plus naïvement du monde... "

Et la 'Pataphysique au contraire ?

" Faire ainsi de l'humour, éluder ces ingénues justifications sans leur en substituer d'autres, oser considérer les " solutions imaginaires " comme telles, envisager les opérations " au 2° degré " et de là passer au " N° degré ", telle est la prétention " pataphysique ."

Selon Sainmont,

" l'humour proprement dit n'est qu'une simple petite réaction de défense - défense notamment de l'individu contre la coercition extérieure, ou même (pour les têtes métaphysiques) défense de l'être-limité qui veut braver le Tout... L'humour est une naïveté non-scientifique, comme l'épicerie - même la plus épicée. Car pourquoi " se défendre " ? Pour faire de l'escrime ? ... "

Vis-à-vis de cet humour,

" la pataphysique ne peut qu'être au-dessus de la défense comme de l'attaque - qu'elle considère du dehors et tout uniment. " (61).

La 'Pataphysique, donc, n'a absolument rien en commun avec l' " humour " - noir ou en couleurs15 ; le pataphysicien n'est nullement un plaisantin. Au contraire ; il refuse tout simplement de prendre quoique ce soit " au sérieux " - y compris (et surtout !) le sérieux lui même. - Et ainsi faisant - paradoxe suprême - il est le seul à être vraiment sérieux. Le Dr Sandomir, prié de définir " la sérieux ", répond ainsi :

" Le définir ? Mais c'est limpide... c'est la vertu même incarnée par Ubu. et pour être tout à fait précis : le sérieux c'est la 'Pataphysique. Nous autre pataphysiciens, tout comme Jarry lui même, ne sommes point des amuseurs, des farceurs, des clowns (ainsi que de Jarry le prétendait feu Gide) . On se méprend sur le caractère de farce qu'eut, à l'origine et de dehors (mais l'enfance au jeu et surtout l'adolescence est imperturbable), la geste royale d'Ubu... Nous sommes donc sérieux, et j'ajouterai (car c'est ici que tout s'éclaire) IL N'Y A QUE NOUS A ETRE PLEINEMENT, TOTALEMENT ET SURABONDAMMENT SERIEUX et à nous prendre authentiquement au sérieux. Ajoutons pour être complet qu'il n'y a que nous qui ayons à le faire...

" Les gens dits sérieux ne le sont pas ; ou dans la mesure où ils le sont, c'est qu'ils participent de la Pataphysique. Et certes, heureusement, ils en participent tous mais sans le savoir ou vouloir l'admettre. C'est cette induration qui rend leur sérieux lourd, pesant, indigeste - humain, comme ils disent d'un mot glaireux. A ce titre, l'est aussi leur rire, qui se veut tant de justification et de bons motifs. Néanmoins, et malgré son infirmité et son infériorité par rapport au sérieux consciemment pataphysique, leur sérieux impayable est, par le miracle de l'Ontogénie Pataphysique, générateur de maints geste et parole où s'illumine soudain, ce que nous appelons des épiphanies. Ainsi énoncent-ils des choses admirables sans comprendre qu'elles le sont, ni surtout en quoi elles le sont... " (62)

Il n'y a ici de paradoxe qu'en apparence : la simple expérience montre que les gens sérieux sont bouffons dans leur prétention même et leur solennité. Ils sont " pompiers " comme on dit en français. Les auteurs comiques de Molière à Tchèkov n'ont qu'à les montrer tels qu'ils sont pour provoquer le rire, même chez leurs semblables. A l'inverse, celui qui ne prend pas le sérieux au sérieux, celui qui n'est pas dupe de cette comédie, celui-là domine la bouffonnerie et le " pompier ", et il est donc, d'une certaine et autre façon, sérieux.

Les pataphysiciens sont libres de préjugés vis-à-vis de la mystification. Ils la tiennent pour un art. Ils rappellent les illustres exemples de Léonard de Vinci, de Paul Masson ou d'Alphonse Allais. Ne se croyant pas liés par une " réalité " hypothétique, conscients de la subjectivité universelle dont nous avons parlé, ils n'hésitent pas à regarder comme mystificatrices les activités et attitudes des gens importants et pénétrés de ce rôle. Aussi n'ont-ils pas à se priver d'introduire sur le même plan la fantaisie ou l'extravagance, qui apportent un peu de changement et de drôlerie ; elles sont finalement tout aussi " réelles ". En assumant le personnage d'Ubu ou celui de Faustroll, Jarry s'est vu incriminé de mystification. Mis il estimait ce comportement aussi valable que celui d'un caissier ou d'un shérif. Et il faut bien se l'avouer, au point de vue de la critique littéraire la plus conservatrice, il est loin d'avoir eu tort, puisque l'aboutissement a été ce que ces critiques appellent des chefs-d'œuvre. En outre, il préservait ainsi son caractère insaisissable, ce qui semble être un des idéaux du pataphysicien.

D'ailleurs, si en effet, comme semblent le croire certains membres du Collège, la " sincérité " est un piège verbal, s'il n'y a que de l'imposture : il est vain d'essayer - ou de feindre - d'être " sincère " ; mieux vaut alors être consciemment, loyalement imposteur.

Il y a un ton et une attitude particuliers à la manière de vivre du pataphysicien, une imperturbabilité, un flegme et une sorte d'allégresse, qui fait de cette manière de vivre - de cette 'Pataphysique - un nihilisme léger, ou - pour emprunter les termes de Nicolas Cromorne - , une " riche parure jetée sur le néant ..., la grandeur d'une mystification héroïquement soutenue pendant toute une vie "

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Reste cependant un dernier problème. Est-ce que la 'Pataphysique Consciente est supérieure ou préférable, en quelque manière que ce soit, à la Pataphysique Inconsciente ? Si nous sommes tous pataphysiciens, inéluctablement, quel changement y a-t-il à être des pataphysiciens conscients ?

Avant de répondre à cette question, il faut d'abord essayer de définir les rapports exacts entre la 'Pataphysique Consciente et la 'Pataphysique Inconsciente. Le problème est abordé par sa Magnificence le Vice-Curateur-Fondateur dans son Epanorthose sur le Clinamen Moral. Au soupçon avancé par certains jeunes zélateurs du Collège que " la Pataphysique Inconsciente était catégoriquement plus pataphysique que la 'Pataphysique Consciente ", Sa Magnificence répond fermement que non :

" nulle Pataphysique n'est plus pataphysique qu'une autre : il n'y a qu'UNE Pataphysique au sein de laquelle s'abolissent toutes les différences et s'opèrent toutes les équivalences... " (63)

Pourtant la 'Pataphysique Consciente se distingue bien quand même de la Pataphysique Inconsciente - tout en ne s'en distinguant pas du tout : le rapport est un rapport d'Identité-dans-la-Différence et de Différence-dans-l'Identité :

" Ainsi la Pataphysique qui ne s'ignore pas se sépare-t-elle radicalement de celle qui s'ignore sans toutefois s'en distinguer le moins du Monde " ... (64)

Pour plus de clarté, le Dr Sandomir apporte encore une précision :

" Enfin il faut en troisième lieu prétendre que, si la Pataphysique n'est point susceptible de plus ou de moins ni en extension ni en compréhension, du moins notre correspondance à son influx peut être, elle, plus ou moins apéritive... " (65)

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Pour éclairer cette notion de " correspondance ", il la compare à la " correspondance au destin " dans le stoïcisme ou à la " correspondance à la grâce " dans le système thomiste. A vrai dire, cette comparaison éclaire peu : car il s'agit là de deux exemples de ce que la raison humaine a pu faire de mieux en fait de verbalisme et d'idées intrinsèquement contradictoires. Mais le Vice-Curateur-Fondateur laisse nettement voir qu'il a choisi ces deux exemples à cause de la somptuosité de leur extravagance, en un mot à cause de leur caractère pataphysique auquel il se complaît en passant. Un philosophe professionnel verrait là une ironique fin de non-recevoir ; mais il n'en est certainement pas de même de l'auteur qui tient à cette unité dans la dualité. Il a intentionnellement pris ces deux cas historiques de contradictions dans les termes maquillés par la logomachie, pour mieux prétendre que la Lucidité Pataphysique est de même nature que l'Aveuglement Pataphysique. On ne saurait aller plus loin dans l'application de l'Equivalence. En théorie du moins. Car on peut se demander si la conscience ou la lucidité ne représente pas pour le pataphysicien une sorte de " valeur en soi ". En théorie ce n'est pas possible ; ce serait pure hétérodoxie. Et en fait ? Il faut que chacun lise les écrits du Collège et juge pour et par lui-même.

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Pourtant, si aucune chose n'est à préférer à une autre, à mettre au-dessus d'une autre, rien n'est à refuser ou à rejeter, ni à rabaisser non plus. C'est l'autre face - l'aspect " positif " - de ce postulat de l'Equivalence Pataphysique ; citons encore :

" Nul n'est plus positif que le Pataphysicien : déterminé à tout placer sur le même plan, il est prêt à tout accueillir et tout cueillir avec cette même avenance " (66)

La 'Pataphysique crée donc un état de réceptivité devant tout - à condition que cette acceptation et cette réceptivité soient absolument égales. Le pataphysicien peut tout faire et tout croire ; il s'agit simplement, pour lui, de ne jamais perdre son " dégagement " intérieur, de maintenir un équilibre des plus délicats entre le refus et l'acceptation, entre le détachement et l'intérêt ; il s'agit de ne jamais dire " non " à quoique ce soit tout en ne jamais disant " oui " à une chose plus qu'à une autre - à moins que ce ne soit pataphysiquement. " Tout est pataphysique au pataphysicien, à condition précisément d'être pris pataphysiquement ". Et telle est la 'Pataphysique en tant qu'attitude et en tant que manière de vivre : l'art de participer pleinement à la vie tout en maintenant toujours et partout cet équilibre pataphysique.

Devant l'" absurdité " universelle on ne peut accepter la vie qu'à titre de " jeu ", et les " règles de la vie " qu'à titre de " règles du jeu ". Telle est l'autre racine de ce " détachement " pataphysique qui constitue l'essentiel de la manière de vivre du pataphysicien. et c'est de cette double racine - et de ce " détachement " intérieur -, autrement dit : de la 'Pataphysique, que provient l'imperturbabilité idéale du pataphysicien. " La 'Pataphysique est, d'allure, imperturbable "

Il serait donc ridicule de parler d' " optimisme " ou de " pessimisme " à l'égard de la 'Pataphysique - termes qui sont terriblement confus et arbitraires. D'autre part, et l'on était tenté de croire que la 'Pataphysique s'apparente à une certaine forme de " stoïcisme ", ; il faudrait rappeler que le Dr Sandomir en parlant de Rabelais souligne une différence capitale :

" De naïfs sorbonagres croient que se mettre au dessus des choses est le propre du stoïque. Erreur totale : précisément, pour ne point dépendre de choses fortuites, le stoïque est forcé de leur donner beaucoup trop d'attention et, pour les mépriser, de s'en préoccuper. Seul le pataphysicien, pour qui " tout est la même chose ", peut sans contorsions maligne parvenir à cette équanimité. " (67)

La 'Pataphysique, en fin de compte, n'a donc rien de l'esprit du stoïcisme. Elle est au-delà de celui-ci, comme elle est au-delà de l'optimisme et du pessimisme, de l'espoir et du désespoir - et comme elle est " au-delà de la métaphysique ".

" Au-delà de la 'Pataphysique, il n'est rien ; elle est la suprême instance. Tel l'apprenti sorcier nous sommes les victimes de notre connaissance - surtout de notre savoir scientifique et technique. Le suprême recours contre nous-même réside dans la 'Pataphysique... La 'Pataphysique concède à quelques individus, sous des dehors imperturbables, de se transformer en leur particularité même : ainsi Ubu ou Faustroll, vous ou moi. En apparence on peut se conformer méticuleusement aux rites et aux conventions de la vie civilisée, mais on considère ce conformisme avec le soin et la délectation d'un peintre qui choisit ses couleurs ou, peut être, d'un caméléon. La 'Pataphysique est une attitude intérieure, une discipline, une science et un art qui permet à chacun de vivre comme une exception et de n'illustrer d'autre loi que la sienne . " (68)

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Il est bien évident - et la Collège le reconnaît, nous l'avons dit - que presque tous les hommes sont totalement incapables d'être pataphysiciens - sauf de la variété involontaire. Mais personne ne demande qu'il en soit autrement. " Minoritaires par vocation " - c'est ainsi que le Vice-Curateur-Fondateur qualifie ceux qui constituent le Collège dans sa Harangue Inaugurale. Et dans son Allocution prononcée à l'ouverture de l'expojarrysition, il déclare :

" La Pataphysique n'éclaire pas plus qu'elle ne doit éclairer. C'est ce qui évite les orgies de salut. nous n'avons, ici, pas même à souhaiter que ceux qui ne doivent point voir ne voient point. Nous n'avons pas plus à souhaiter que ceux qui doivent voir, voient. Il vaut mieux même qu'ils ne voient pas trop. Que les choses et les causes restent closes dans leur ténèbre intérieure et nourricière, afin que la 'Pataphysique surabonde. " (69)

Pour finir, parlerons-nous de la 'Pataphysique en tant que " philosophie " ou " représentation du monde " ? Ce serait peut être la trahir. Maintes fois les auteurs du Collège ont nettement affirmé que ces termes étaient impropres à la qualifier : ils ne désignent, à leurs yeux, que des modes de pataphysique inconsciente. En reléguant philosophies et Weltanschauung dans les simples faits d'opinion, en méconnaissant leur valeur spirituelle, la 'Pataphysique se situe hors du principal courant intellectuel de l'Occident depuis la Renaissance (courant qui, à cet égard, remonte à travers le christianisme jusqu'au judaïsme). La croyance à un univers " rationnel " (propre aux philosophies ou aux métaphysiques historiques) - croyance qui atteint son apogée dans l'univers de Hegel, théâtre d'une évolution dialectique sans cesse progressant vers l'Idée , où l'idée de finalité rationnelle est suprême - tranche complètement ave la 'Pataphysique, pour qui la notion même d'univers n'est qu'une allégorie, celle de finalité une galéjade, celle d'évolution un trompe-l'œil, la raison une " poupée de son ", l'idée une solution imaginaire ... La roue a tourné.

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La seule harmonie qui apparaît au pataphysicien est celle qu'il se plait à voir en l'aberrance du Monde (pu plutôt des univers réels ou imaginaires) et l'aberrance de la prétendue pensée qui se les représente et les exprime :

" ...L'Ontogénie Pataphysique en s'épandant crée ce medium qui l'exprime et ce medium est en même temps le moyen le plus efficace pour la discerner, de telle sorte qu'il n'y a pour ainsi dire pas de différence entre le fait que la Pataphysique soit et le fait qu'elle soit dite : la spéculation ou science (qui est notre tâche et prend une apostrophe) n'apparaît que " SUBSIDIAIREMENT ". " (70)

Pour l'homme moderne, cet enterrement (de 1ère classe) de la raison, de la dignité humaine, de l'humanisme, de l'intellectualisme, et de tous leurs succédanés peut paraître un dernier mot bien triste.

Une telle note de tristesse serait pourtant infidèle à la 'Pataphysique, qui, elle, n'est nullement triste ; choisissons donc pour conclure, un parfait exemple de la manière et du ton pataphysiques - un extrait de l'Action de Grâces (à Faustroll bien entendu) de Sa Magnificence le Docteur Sandomir, Vice-Curateur-Fondateur du Collège de 'Pataphysique :

" Si je parlais tous les idiomes des hommes et des mediums, et que je n'aie pas la 'Pataphysique, je ne suis qu'une sorte d'airain sonnant ou de cymbale retentissante. Et si je n'avais le don d'extralucidité, si je ne connaissais les arcanes et la science totale, si j'avais la foi qui déménage les monts, sans la 'Pataphysique je ne suis rien. Si je distribuais pour l'alimentation des pauvres toutes mes facultés, si je livrais mon corps à rôtir, et que ce ne soit point pataphysiquement, ce ne m'est de rien. La 'Pataphysique patiente, elle est bénigne ; la 'Pataphysique ne compète jamais, ne déraille jamais16, elle n'est pas obèse, elle n'ambitionne point, elle ne cherche pas son avantage, elle ne s'irrite pas, elle ne pense pas à mal ; elle ne rit pas de l'iniquité : elle conjouit de la vérité scientifique ; elle supporte tout, elle croît tout, elle espère tout, elle soutient toutes choses. la 'Pataphysique ne passera jamais : il y aura péremption des prophéties, des idiomes, de la science, voire de la réalité. Car notre connaissance et notre extralucidité ne sont que partielles et partiales. Seule la 'Pataphysique peut tout, même en ce qu'elle ne peut pas. Seule elle est la Plénitude. " (71)

Keith BEAUMONT A.E.

REFERENCES

1 Roger Shattuck Au Seuil de la 'Pataphysique. Collège de 'Pataphysique an XC E.P. p 18
2 R. Shattuck Ibid. pp. 18-19
3 Dans Les Gestes et Opinions du Docteur Faustroll, Pataphysicien ch. 8
4 J-H Sainmont. "Dissertation Préliminaire" au Commentaire pour servir à la Construction Pratique de la Machine à Explorer le Temps de Jarry. Cahier 2 pp 17-18
5 Bernard Francueil, "La Genèse de l'Univers va-t-elle être photographiée ? " Dossier 14 p. 69
6 Henri Robillot, " D'un Pôle à l'autre (avec une remarque sur l'électricité vernienne et la notre) " Dossier 16 p 36
7 J.-H. Sainmont, " Dissertation préliminaire au Commentaire ... de Jarry " Cahier 2 p18-19
8 Dr Irénée Louis Sandomir, Vice-Curateur-Fondateur du Collège de 'Pataphysique. Testament in Opus Pataphysicum , Collège de 'Pataphysique an 86 E.P. p 139-140
9 Dr Irénée Louis Sandomir, " Prothèse (sur Ubu et le sérieux) " in Opus Pataphysicum p. 59
10 Dr I-L. Sandomir Ibid., p. 59
11 Dr I-L. Sandomir " Digression sur la médiateté ", in Opus Pataphysicum p. 75
12 Bernard Francueil " Petite digression automobile sur le Quiproquo ". Dossier 18-19 p. 90
13 Dr I-L. Sandomir " Testament ", in Opus Pataphysicum p. 138
14 Dr I-L. Sandomir Ibid. p . 137
15 Oktav Votka " Clinamen " Cahier 22-23 p. 105-106
16 Roger Shattuck Au Seuil... p. 19
17 Roger Shattuck Ibid p.20
18 Dr I-L. Sandomir, " Prophase " à l'édition originale d'Etre et Vivre d'Alfred Jarry . Dossier 8 pp. 6-7 et Opus Pataphysicum pp. 83-84
19 Roger Shattuck Au Seuil... pp. 18-19
20 La formule est d'Alfred Jarry (Cf la dernière phrase de Faustroll)
21 Dr I-L. Sandomir " Harangue Inaugurale (du Collège de 'Pataphysique) ", in Opus Pataphysicum p. 15
22 Dr I-L. Sandomir Ibid., pp. 15-16
23 Roger Shattuck Au Seuil... p. 19
24 Roger Shattuck Ibid p. 19
25 Dr I-L. Sandomir " Testament ", in Opus Pataphysicum p. 138
26 Roger Shattuck Au Seuil... p. 19 La dernière formule est de Julien Torma dans ses Euphorismes
27 Dr I-L. Sandomir " Testament ", in Opus Pataphysicum pp. 138-139
28 Lutembi, " Le Problème de la Croyance au XX° siècle et la Religion de Monsieur Lucien Fèbvre " Cahier 13-14 p. 44
29 Lutembi Ibid p.45
30 Lutembi Ibid p.45
31 Lutembi " Lettre: Jarry martyr? " Cahier 20 p. 56
32 Amélie Templenul " Unité des Morales et de la Morale " Cahier 21 p. 44
33 Philippe Vauberlin, " De la Sincérité Phynancière ". Cahier 21 pp. 51-54
34 Philippe Vauberlin Ibid p. 52 note
35 Dr I-L. Sandomir " Testament ", in Opus Pataphysicum pp. 145-146
36 Jean Smaragdis " Rôle bienfaisant des Armes Nucléaires " Cahier 21 p. 62
37 Jean Smaragdis Ibid p. 62
38 Dr I-L. Sandomir " Michel Nostradamus ou l'Avenir est-il un Poème ? ", in Opus Pataphysicum p. 41
39 Dr I-L. Sandomir " Harangue Inaugurale ", in Opus Pataphysicum p. 13
40 Dr I-L. Sandomir Ibid p. 14
41 Dr I-L. Sandomir " Testament ", in Opus Pataphysicum pp. 139
42 Dr I-L. Sandomir " Devis sur l'Hébreux de Rabelais", in Opus Pataphysicum pp. 113
43 Dr I-L. Sandomir " Action de Grâces (à Faustroll)", in Opus Pataphysicum pp. 124
44 Dr I-L. Sandomir " Epanorthose sur la Clinamen moral )", in Opus Pataphysicum pp. 129
45 Dr I-L. Sandomir, ibid. pp 132-133
46 J-H. Sainmont, " Avertissement ". Cahier 16 p 2
47 Nicolas Cromorne et Jules Salicional, dans les Epiphanies du Cahier 17-18 p 155
48 Quatrezoneilles, " Rabelais dans la vie imaginaire " Cahier 13-14 p 21
49 J.-H. Sainmont " A propos du mythe de Rimbaud et du Mythe du Mythe de Rimbaud : le Mythe à la puissance N. " Cahier 5-6 pp 95-96
50 Roger Shattuck, Au Seuil de la 'Pataphysique, p 21
51 Roger Shattuck, Ibid , p 18
52 Roger Shattuck, Ibid , p 19
53 J. Mauvoisin, " Prière d'ingérer ". Cahier 22-23 p 2
54 Roger Shattuck, Au Seuil..., p 19
55 " Papillon " du Collège
56 Dr I-L. Sandomir, Harangue Inaugurale, in Opus Pataphysicum, pp 14-15
57 " La science vous parle : J-H Sainmont à la radio" Cahier 5-6 p 111
58 J. Mauvoisin, " Poétique Tactique". Cahier 17-18 p 164
59 J.-H. Sainmont " Allocution " Cahier 17-18 p 130
60 Roger Shattuck, Au Seuil..., p 20
61 J. Mauvoisin, " De minimis : Jarry contre l'humour " Cahier 26-27 pp 31-32
62 Dr I-L. Sandomir, " Prothèse (sur Ubu et le sérieux) ", in Opus Pataphysicum, pp 57-58
63 Dr I-L. Sandomir " Epanorthose sur la Clinamen moral )", in Opus Pataphysicum pp. 129
64 Dr I-L. Sandomir Ibid. p 132
65 Dr I-L. Sandomir Ibid. p 180
66 Dr I-L. Sandomir Ibid. p 139
67 Dr I-L. Sandomir, cité dans la cahier 13-14 p 133
68 Roger Shattuck, Au Seuil..., pp 20-21
69 Dr I-L. Sandomir " Allocution", in Opus Pataphysicum pp. 86
70 Subsidia Pataphysica n° 2 p 23
71 Dr I-L. Sandomir " Action de Grâces ", in Opus Pataphysicum pp. 133-134

[Ici, les deux parties sont données à la suite, les numéros des notes étant modifié en conséquence]

2 Voir en fin de cet article les références auxquelles renvoient les chiffres.
3 Cf. la bombe atomique.
4 On verra par la suite de quelle manière la 'Pataphysique rend compte de ces divers phénomènes.
5 Pendant plus de trois siècles, le développement de la science a reposé sur le postulat métaphysique que l'univers est une chose " rationnelle ", compréhensible à l'esprit humain. Ce postulat semble pourtant n'avoir été qu'un résidu de la cosmologie du Moyen-Age, qui envisageait un Dieu " rationnel ", architecte d'un univers qui serait donc à son tour conforme à un plan rationnel, un dessein rationnel. Mis la croyance en la " rationalité " de l'univers ne relève-t-elle pas simplement, en fait, de l'anthropomorphisme? N'empêche pourtant que même les sciences modernes, d'après Bernard Francueil, qui prétendent repousser " les fictions grossièrement anthropomorphiques comme dignes d'un autre âge ", se contentent néanmoins benoîtement " d'un univers dont la conception satisfasse à la raison. Qu'on puisse l'écrire, voire l'exiger, est la plus drôle des plaisanteries " (12)
6 Il ne s'agit pas ici de la Pologne.
7 L'auteur, se plaçant à un point de vue universitaire, fait ici un contre-sens sur les intentions de Sa Feue Magnificence, qui (loin de blâmer) loue. (N.D.L.R.)
8 En fait cette distinction d'orthographe a été parfois négligée au sein même du Collège, bien que le sens soit la plupart du temps clair. Chez Jarry et Torma, d'autre part, le mot "pataphysique" seul existe, signifiant toujours la " 'Pataphysique, science ..."
9 Il est à noter pourtant que chez Jarry ou que chez l'un de ceux dont le Collège se réclame - à savoir Julien Torma - , on trouve jusqu'à un refus net de toute pensée sur l'existence. Pour Torma, exister suffit, mais en se jouant.
10 L'auteur semble parer la Pataphysique d'une propriété équivoque (mais qui se conçoit dans un travail universitaire). La logique n'est nullement une fin ou un critère pour le pataphysicien (ci-dessus, l'emploi réitéré du verbe s'ensuivre pourrait aussi le faire croire). La déduction logique n'est pour lui qu'une figure de rhétorique parmi les autres, ou un moyen d'expression parmi les autres. Une fiction ou un symbole (cf. l'exemple de Jarry ou de Borges) peuvent être aussi expressifs. La logique n'est qu'un "accident" c'est-à-dire qu'un autre accident peut la remplacer sans que la 'Pataphysique en soit affectée. (N.D.L.R.)
11 Il s'agit là, en effet, de plusieurs des accusations portées contre le Collège de 'Pataphysique.
12 Telle semble être l'une des conclusions également de la philosophie de M. Partre dans la Lettre et le Néon. Car si on n' " est " rien, si le " moi " est un " néant ", ne s'ensuit-il donc pas que, suivant la terminologie partrienne, tout sentiment et toute attitude ne peuvent être que de la " mauvaise foi " ?
13 " Intellectuellement " ou " psychologiquement ", bien entendu.
14 Note du Dr Sandomir : " Evang. Joan., VIII, 32. " [On y lit en réalité : veritas]
15 Sur ces rapports, ou plutôt sur cette absence de rapports entre ' Pataphysique et humour, cf. infra, pp 85-94 l'article de F. Pérard (N.D.L.R.)
16 Note du Docteur Sandomir : " Dérailler ou compéter pour le Pataphysicien, si c'est pataphysiquement, ce n'est plus dérailler ou compéter "

 

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du
Laboratoire d'Inventions Scientifique(s)
  porte le Numéro XXI
  & ne fait partie d'aucune série
Il s'agit d'un numéro spécial
 
Immatérialisé thésardement sur internet entre les douze coups de minuit le 1-2-2000.